La société française traverse une crise profonde qui n’est pas celle de « l’identité » au sens où l’opinion commune l’entend : c’est une crise des conditions de la modernité française. Dans nos sociétés contemporaines, et singulièrement en France, une transformation majeure affecte la manière dont les individus vivent leur rapport à eux-mêmes, aux autres et à l’agir.
Il ne s’agit pas d’un simple désenchantement ou d’une crise passagère, mais d’un phénomène structurel de tendance lourde : les ressorts subjectifs de l’action se sont déplacés, bouleversés par une modernité qui fait de l’autonomie un impératif catégorique. Ce qui émerge, c’est une difficulté croissante à « faire avec soi-même », à prendre des décisions, à supporter la responsabilité d’une existence que chacun est censé inventer seul, ou presque.
Cette difficulté que les sciences sociales ont mise au jour avec une grande clarté rejoint aujourd’hui les apports les plus lucides de la psychanalyse contemporaine. Ce que ces deux disciplines montrent ensemble, c’est que le malaise dans la civilisation a changé de forme. Il ne se présente plus sous les seuls traits classiques de la répression ou de l’interdit (l’émancipation des mœurs est passée par là) mais sous ceux nouveaux d’un embarras de l’agir, d’une inhibition de l’initiative, d’un sentiment d’insuffisance intérieure face à la norme de performance à laquelle poussent inlassablement les sociétés démocratiques individualistes dans une économie de marché capitaliste d’hyperconsommation.
Ce malaise qui traverse les subjectivités modernes ne relève pas de la seule sphère psychologique. Ce malaise est surtout social et nous oblige à repenser en profondeur les formes d’organisation concrètes de notre pacte républicain et de ses institutions.
L’enjeu décisif aujourd’hui pour la puissance publique est de créer toutes les conditions pour rendre tous les citoyens capables de devenir autonomes
Car dans une société où l’injonction à l’autonomie est devenue la norme centrale, l’inégalité la plus élémentaire n’est plus seulement celle des revenus ou d’un capital économique, mais celle de la capacité à être autonome pour être en mesure de disposer d’un capital économique et social : un travail, un revenu, une place dans la vie sociale et civique.
L’enjeu pour les pouvoirs publics ne peut plus se réduire aux logiques de redistribution et de réparation ; l’enjeu décisif aujourd’hui pour la puissance publique est de créer toutes les conditions pour rendre tous les citoyens capables de devenir autonomes. C’est dans cette perspective que nous devons refonder notre projet républicain, social et politique autour d’une nouvelle idée-force : la social-autonomie.
L’autonomie comme injonction contemporaine
L’individu contemporain est sommé d’être autonome. Cette injonction n’est plus seulement morale ou psychologique, elle est devenue structurelle, intégrée au fonctionnement même des institutions. « L’autonomie n’est plus une aspiration, elle est une exigence », écrit le sociologue Alain Ehrenberg. Dans La fatigue d’être soi (Odile Jacob, 1998), il montre que l’évolution des pathologies psychiques est un révélateur du changement de régime normatif dans nos sociétés.
La société du malaise est celle où l’individu est renvoyé à ses propres responsabilités, même lorsqu’il n’a pas les moyens réels de les assumer. « La responsabilité est devenue le nom de notre liberté », avance encore Ehrenberg. L’autonomie est alors vécue (consciemment ou inconsciemment) comme un idéal tyrannique qui oppresse l’individu de l’intérieur.
Le social comme invention politique
Cette mutation anthropologique s’accompagne d’un effacement progressif du social comme cadre d’action politique. L’État social hérité de l’après-guerre semble pour une grande part inadapté à répondre aux conditions contemporaines d’existence. Ce que nous devons construire, c’est un nouvel État social fondé non plus sur la réparation seule, mais sur la capacitation des individus.
L’enjeu est de sortir de la fausse alternative entre « assistanat » et « responsabilisation individuelle ».
Cette approche implique une redéfinition des institutions sociales comme des supports à l’émancipation, et non plus comme des guichets d’aide, voire de survie. Les apports des révolutions technologiques seront décisifs s’ils sont maîtrisés et pensés pour augmenter la puissance sociale du collectif et les capacités d’agir des individus. Pour une République de la social-autonomie
L’enjeu est de sortir de la fausse alternative entre « assistanat » et « responsabilisation individuelle ». Il s’agit d’assumer une troisième voie, celle de l’autonomie soutenue et socialisée : la social-autonomie.
Retrouver les sens social du politique
Il est donc temps de retrouver le sens politique du social en tant que social. C’est la condition pour refaire société, c’est-à-dire pour muscler notre cohésion sociale, sans recourir aux mythes d’une nostalgie française inopérante, que ce soit une nostalgie mythifiée de droite ou une nostalgie mythifiée de gauche.
Pour surmonter ces obstacles, nous devons assumer notre histoire collective comme un tout, en sachant y puiser les ressources fondamentales de l’esprit républicain français, toujours à réinventer, à chaque époque nouvelle quand les mutations du monde percutent l’organisation de la société.
C’est un projet de cette dimension que le Parti socialiste pourrait porter à nouveau : le projet d’une République de la capacitation individuelle et collective par l’idée centrale de social-autonomie. C’est au prix de cet effort qui réarticule émancipation individuelle et solidarité collective que le socialisme français retrouvera son rôle historique pour changer la société et la vie des gens.
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Par Eduardo Rihan Cypel
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