Depuis quelques mois, le monde semble avoir basculé dans une autre réalité. L’impératif de décarbonation, bien établi pour les Etats et la coopération internationale depuis une dizaine d’années et l’Accord de Paris, est soudain remisé bien bas dans l’échelle des préoccupations par les déferlantes successives des élections européennes puis américaines.
Et ce, à tous les niveaux de la société
Le changement climatique perd du terrain parmi les préoccupations des citoyens d’après l’enquête IPSOS « What Worries the World » : cité par 16% des Français en février 2025, contre 19% en juillet 2024 et 25% un an plus tôt !
Les gouvernements, sans même parler des États-Unis, temporisent la lutte contre le changement climatique face à des contraintes politiques ou budgétaires (à l’image des coupes consenties par le Gouvernement français dans des enveloppes telles que MaPrimeRénov’).
Les entreprises sont enclines à reculer, comme l’illustre la prise de position de l’industrie automobile européenne pour un allègement des objectifs de déploiement de l’électromobilité, face à une crise sans précédent. Et Bruxelles suit, avec une porte entrouverte le mois dernier à la revue de l’objectif emblématique de fin des ventes de véhicules à moteur thermique en 2035.
Pour les entreprises, la tentation de déprioriser le sujet est compréhensible : comment justifier des investissements et surcoûts de production au titre de risques perçus comme lointains, quand les sites industriels sont très concrètement menacés de fermeture ?
Mais le cercle peut rapidement devenir terriblement vicieux : la perception d’une politique européenne « forçant » à la décarbonation au détriment de la compétitivité et menant à la désindustrialisation alimente la montée des extrêmes droites. Les gouvernements et les instances européennes sont fragilisés par cette modification de l’équilibre politique qui limite leur capacité à poursuivre leurs objectifs. La perception d’un vacillement des ambitions publiques alimente les incertitudes sur la matérialisation de contraintes réglementaires et économiques futures, encourageant une attitude attentiste. L’abandon assumé de leurs engagements par certains gros acteurs de l’économie – à l’image du retrait spectaculaire des six plus grandes banques américaines de la Net Zero Banking Alliance – facilite le désistement en cascade du reste des parties prenantes, moins inquiètes de l’incidence sur leur image. En particulier, le changement d’orientation des acteurs financiers réduit l’impact du premier facteur incitatif pour les entreprises : la peur de ne plus trouver d’investisseurs ni de financeurs.
Cette spirale ne doit pas s’installer, pour au moins deux raisons. Premièrement, les fondamentaux n’ont pas changé : le changement climatique se matérialise par des conséquences physiques chaque année plus évidentes et dramatiques. Deuxièmement, pour l’Europe, les énergies bas carbone restent le meilleur pari à long terme. Cesser leur développement, c’est revenir vers des énergies fossiles qui rendent l’Europe tributaire d’autres puissances mondiales. Troquer une dépendance au gaz russe par une dépendance au GNL américain n’apparaît pas comme une solution idéale aujourd’hui. Avec des filières bas carbone bien pensées – c’est-à-dire jusqu’à l’amont, anticipant les capacités de production et de recyclage des matériaux clés -, l’Europe dispose de meilleures clés de souveraineté énergétique.
Comment l’éviter ?
Il est certain que les entreprises ne pourront pas tout faire sans un soutien public européen qui, bien qu’il continue pour le moment à rechercher une conciliation entre compétitivité et décarbonation via le Pacte pour une Industrie Propre, peine à faire valider sa cible de décarbonation 2040.
L’Europe doit aussi urgemment revenir d’un manque de longueur de vue sur les conséquences de ses politiques (système d’échange de quotas carbone, coûts de la décarbonation du système énergétique, obligations d’incorporations en matières recyclées, etc.) mises en œuvre avec des règles non-protectrices et qui la rendent in fine perdante sur ses propres marchés : Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières inopérant, normes environnementales contournées par des acteurs étrangers saturant les marchés de produits plus compétitifs mais non conformes aux exigences qui s’imposent aux producteurs européens…
Les entreprises ont aussi un rôle crucial à jouer
Le monde de la transition énergétique doit continuer d’innover dans les filières d’avenir comme la chaleur bas carbone (géothermie, stockage thermique, etc.) pour apporter des solutions compétitives. Les acteurs doivent apprendre à fonctionner avec la nouvelle donne qui pourrait déboucher sur une amélioration globale de leur compétitivité : de manière plus optimisée et avec moins d’argent public.
Dans les autres secteurs, il est crucial pour les grandes entreprises de continuer d’assumer un leadership sur ces enjeux, et de ne pas se laisser aller à la tentation de suivre un mouvement délétère. Elles doivent continuer de chercher et mettre en œuvre les mesures qui allient décarbonation et compétitivité. Plus encore, elles doivent assumer le déplacement des enjeux de décarbonation, d’un reporting déconnecté de la réalité à un élément central de la stratégie et de la résilience de l’entreprise de demain.
Et si, au lieu d’opposer « la fin du mois » à « la fin du monde », nous passions à l’action pour les concilier ?
En misant sur l’innovation de nos entrepreneurs dans la transition — un défi incontournable face à un réchauffement climatique qui ne ralentira pas seul —, nous pourrions transformer la crise actuelle en une réelle opportunité et relancer la décarbonation du continent sur des bases plus saines, en phase avec ses enjeux économiques et sociaux.
(*) Diplômée de Sciences Po, HEC Paris et l’Université Pierre et Marie Curie, Clémence de Pommereau a mené de nombreux projets autour des filières de production d’EnR et de la décarbonation. Elle est également responsable RSE au sein du cabinet. Terrains de rugby, parois d’escalade et pentes enneigées sont ses terrains de jeu favoris.
Clémence de Pommereau