Les professeurs qui corrigeront des épreuves de philosophie qui se sont déroulées en début de semaine devraient se lancer un pari : estimer le nombre de fois où les termes « IA générative », « Chat GPT » et autres acronymes à consonnances technologiques (GenAI…) seront présents dans les copies des élèves de la filière générale qui auront choisi le sujet : « Notre avenir dépend-il de la technique ? ». Aux côtés de développements savants sur le fait que la technique nous a donné l’espoir de pouvoir mieux contrôler l’avenir (thèse), tout en insistant sur le fait que cette même technique menace par ailleurs d’échapper à notre contrôle (antithèse), on pourrait imaginer que la synthèse porte sur le fait de savoir si nous pouvons encore décider de ce qui sera développé demain…
Vaste sujet qui nécessite, pour y répondre, d’avoir les idées claires sur ces technologies et en particulier sur les IA génératives qui envahissent les discours. Là n’est pas le plus facile car entre propos apocalyptiques des uns et approximations des autres, fleurissent d’innombrables idées fausses, contrevérités et autres mensonges qui ne font que brouiller les cartes. Pour se recentrer, rien de vaut le regard précis et affuté d’un incontestable et légitime spécialiste du sujet, en l’occurrence celui d’un scientifique et ingénieur, inventeur de l’assistant vocal SIRI, excusez du peu… Dans « IA génératives, pas créatives », Luc Julia fait œuvre de salut public. Sa thèse ? Ni plus ni moins que de déconstruire les idées reçues les plus répandues, à commencer par celle selon laquelle les IA génératives seraient créatives.
Iconoclaste
Dès l’avant-propos, l’auteur n’y va pas par quatre chemins : « l’intelligence artificielle n’existe pas !» Sa formule est ensuite nuancée en rappelant trois choses : la première c’est que le terme “intelligence ” draine de nombreux fantasmes anthropomorphiques en faisant croire que ces systèmes penseraient comme des humains. Nous en sommes loin. La deuxième, c’est qu’en anglais, le terme « intelligence » présente plusieurs significations dont la notion « d’information », celle par exemple que l’on retrouve dans l’acronyme de l’agence étatsunienne « CIA ». Vu sous cet angle, dire qu’une technologie est « intelligente » signifie qu’elle sait certes mieux qu’un humain organiser de l’information – l’IA ne remplace pas l’humain, mais l’augmente – mais certainement pas de réfléchir comme peuvent le faire les humains, et encore moins être créatif. Et Luc Julia d’enfoncer le clou : « Quand les savants réunis à Dartmouth aux Etats-Unis en 1956 ont choisi le terme IA, ils pensaient à information mais, malgré eux, le public a retenu le sens smartness et les fantasmes ont commencé. » Enfin, et c’est le troisième aspect, il n’existe pas une seule mais plusieurs intelligences artificielles. Dès les premiers chapitres, le cadre est posé : Luc Julia assume et revendique ce rôle d’iconoclaste : au sens étymologique, il est ce briseur de miroirs.
Mythes à déconstruire
Parmi les milles morceaux de ce miroir, sept d’entre eux sont méthodiquement décortiqués par l’auteur, à commencer par le mythe (tenace) que ces machines seraient « créatives ». La réponse est cinglante : une IA n’est en rien créative et cela pour au moins 2 raisons : d’abord, car elle ne fait que «moyenner » des données qu’elle extraie de modèles et qu’ensuite, elle ne peut rien faire sans que nous, les humains, lui fournissions des instructions (prompt). Deuxième mythe : l’IA « comprendrait », voire saurait « raisonner ». Là encore, et par tentation anthropomorphique, nous nous plaisons à croire que la machine serait presque notre égal lorsqu’il s’agit de répondre à des problématiques complexes. Mais « réaliser des tâches complexes » n’a rien à voir avec le fait d’être « intelligent ». L’IA n’est pas « intelligente » car elle ne sait pas s’adapter. On se fait berner car on associe langage à intelligence humaine. Certes, l’IA « nous parle » via notre langage comme vecteur mais dans les faits, elle ne comprend rien à ce qu’elle « dit ».
L’IA, boîte noire inexplicable et imprévisible ?
Souvent entouré de mystère sur ce qui se cacherait vraiment « sous le capot » de ces IA du fait de la quantité de données et d’algorithmes à l’œuvre, Luc Julia prend un malin plaisir à déconstruire l’idée selon laquelle ces IA seraient des « boîtes noires », technologies totalement opaques et impénétrables. Là encore, et derrière ce terme volontairement inquiétant faisant clairement allusion à l’univers de la surveillance, voire à celui des catastrophes aériennes, l’auteur tord le cou à ce mythe en précisant qu’il n’y a ni boîte noire ni inexplicabilité ; tout au plus des concepteurs d’IA qui, en humains qu’ils sont, peuvent faire des erreurs de programmation. Et d’en conclure qu’il sera toujours possible de créer une IA pour contrôler les actions réalisées par une autre IA. Vision un brin fractale de cette technologie.
Route pavée d’obstacles
Au titre des autres mythes technologiques que ce livre s’emploie à remettre en perspective, figurent ceux qui attisent inutilement les peurs (« L’IA va tous nous tuer » ou « détruire tous les emplois ») ou s’appliquent à faire passer les humains pour une espèce déclassée (« L’IA peut tout apprendre » ou « L’IA est bienveillante »). Au final, ce deuxième ouvrage de Luc Julia sur ce sujet, après « L’intelligence artificielle n’existe pas » paru en 2019, fait œuvre de pédagogie en s’appliquant à rappeler que si cette technologie est assez extraordinaire pour transformer certains aspects de nos sociétés dont notre rapport à l’information, à la création et à l’énergie, il n’empêche que la route vers ce monde baignée d’IA est semée d’obstacles. Le premier d’entre eux c’est évidemment le fait que l’IA générative et ses data centers spécialisés demeurent des gouffres à eau et à électricité. Un seul exemple pour s’en convaincre : si Chat GPT devait avoir le même nombre de requêtes moyennes quotidiennes que celles de Google (8,5 milliards), sur une année, cela demanderait 1241 TWh. Dit autrement, cette puissance électrique requise nécessiterait de tripler la capacité actuelle des data centers. Certes l’IA nous permettra de plus en plus déléguer les tâches ingrates et rébarbatives et de nous concentrer sur des tâches plus intéressantes, mais à quel prix tout cela doit-il se faire ? On le comprend, la création de futures IA plus frugales est une priorité.
Quelles IA pour demain ?
A l’heure où la course aux IA bat son plein avec pour but ultime de créer une intelligence au moins aussi performante que celle des humains (sur ce sujet on se reportera aux dernières déclarations de Yann Le Cun, Chief AI Scientist de Meta, qui précise que le lancement de V-JEPA 2 permettra à une IA capable de comprendre le monde réel), les IA, et singulièrement les IA génératives, sont et restent une technologie à la fois fascinante mais inquiétante, une technologie à double tranchant, capable du meilleur comme du pire dès lors que ceux qui les conçoivent et les utilisent se prennent pour des démiurges. L’un des sujets du BAC philo de l’année prochaine est tout trouvé : « L’avenir de l’Hommes peut-il se construire avec ou sans IA ? ». Vous avez quatre heures !
« IA génératives, pas créatives / L’intelligence artificielle n’existe (toujours) pas » par Luc Julia, mai 2025, Cherche Midi éditeur, 250 pages