Les Émirats arabes unis sont l’un des premiers clients de l’industrie de l’armement française, et ce depuis des années. Le salon militaire IDEX qui se tient tous les deux ans à Abu Dhabi et qui est devenu l’un des plus importants au monde avait été créé en 1993 avec l’appui des Français. Le ministre des Armées Sébastien Lecornu avait bien évidemment fait le déplacement cette année encore. Plus de 1000 entreprises s’y retrouvent et à chaque édition de juteux contrats de plusieurs milliards de dollars y sont signés. Dans un contexte global de défiance avec les États-Unis, où l’UE cherche de nouveaux partenaires économiques fiables, Bruxelles vient de signer un accord de libre-échange avec les Émirats arabes unis, reniant une partie de ses principes. En effet, la politique régionale d’Abu Dhabi et l’utilisation d’armes européennes sur zone de conflits posent sérieusement question.
La France n’est pas mieux lotie. Paris vend en connaissance de cause du matériel de haute technologie à ce pays au point d’en être l’un des principaux partenaires depuis trois décennies. Les entreprises françaises, régulièrement confrontées aux allégations d’ONG comme Amnesty International l’accusant de vendre à des marchands de mort, se dédouanent souvent en affirmant ne pas savoir/vouloir savoir la destination finale des armes achetées par les Émirats. Or, c’est un secret de Polichinelle et nombre de ces équipements, on le sait, finissent en Libye, au Yémen et plus récemment au Soudan. Une récente enquête des Observateurs de France 24 [1] est parvenue à retracer le chemin chaotique de nombres d’armes fabriquées plus largement au sein de l’Union européenne et qui sont interdites de vente sur des zones de conflit actives comme dans les pays cités plus haut. La France y est particulièrement montrée du doigt.
Parmi ces pays en guerre, le Soudan qui se déchire depuis bientôt deux ans, et qui oppose le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti », des Forces de Soutien Rapide (FSR) aux Forces armées soudanaises (FAS) du général Abdel Fattah al-Burhan. De la Libye au Yémen, en passant par la Somalie et donc le Soudan, les EAU cherchent ainsi à renverser des régimes qui ne leur conviennent pas. Récemment, le pouvoir soudanais en place les suspecte de complicité de génocide et vient de saisir la Cour Internationale de Justice à La Haye [2].
Depuis le début du conflit armé entre l’armée soudanaise et les FSR en avril 2023, les Émirats arabes unis sont au centre de nombreuses controverses concernant leur rôle dans cette guerre dévastatrice. Officiellement neutres, ils sont pourtant accusés par plusieurs rapports internationaux [3] d’apporter un soutien actif aux FSR. Des documents des Nations unies, des témoignages de terrain et des enquêtes journalistiques [4] soutiennent que les Émirats ont fourni armes, munitions et appui logistique aux FSR, souvent via des routes détournées passant par la Libye, le Tchad ou la Centrafrique.
Nombre d’armes utilisées sur place semblent provenir de la société émiratie IGG (International Golden Group), principal fournisseur des formes armées émiraties et intermédiaire préféré des fabricants d’armes européens, français en particulier. La relation commerciale stratégique entre Abu Dhabi et Paris est marquée par des partenariats industriels solides et des préoccupations croissantes liées à la consolidation du secteur de la défense aux Émirats arabes unis.
Un exemple notable est l’accord de coopération signé avec Nexter lors du salon IDEX 2023, visant à moderniser les chars Leclerc de l’armée émirati. Ce partenariat entre Nexter et les Émirats arabes unis date de la livraison initiale de 436 chars Leclerc dans les années 1990. Par ailleurs, IGG a collaboré avec Safran pour établir une coentreprise, « Vision for Optronics & Navigation », spécialisée dans les systèmes optroniques et de navigation, renforçant ainsi la présence de l’industrie française dans la région. En janvier 2024, IGG a été intégré au conglomérat de défense émirati EDGE Group, une initiative visant à consolider les capacités industrielles de défense des Émirats arabes unis. Cette intégration permet à EDGE d’élargir désormais son offre de solutions de défense de bout en bout.
En 2014, un rapport d’Amnesty International [5] révélait qu’IGG avait signé un contrat de 46 millions de dollars avec le gouvernement du Soudan du Sud pour la fourniture d’armes, en collaboration avec des entités ukrainiennes et britanniques. Ce contrat avait permis déjà à l’époque l’approvisionnement en armes de divers groupes armés impliqués dans le conflit sud-soudanais. Plus récemment, l’enquête de France 24 a mis en évidence que des munitions européennes, initialement destinées aux Émirats arabes unis, ont été retrouvées entre les mains des RSF au Soudan. Ces munitions auraient transité par des réseaux impliquant des entreprises émiraties, bien que le rôle exact d’IGG dans ces transferts reste flou. ! Le procès en cours à la Haye devrait faire la lumière sur le rôle exact des Émiratis dans ce conflit sans fin : un rapport confidentiel des Nations unies, divulgué en avril 2025, a documenté des vols de fret réguliers entre les Émirats arabes unis et le Tchad, soupçonnés de transporter des armes vers les RSF. Bien que ces vols aient été jugés suspects, les experts de l’ONU n’ont pas pu confirmer encore la nature exacte des cargaisons [6].
[1] https://www.france24.com/fr/afrique/20250421-enquete-armes-europeennes-soudan-volet-5-igg-edge-france-emirats
[2] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2025/04/10/le-soudan-et-les-emirats-arabes-unis-s-affrontent-devant-la-cour-internationale-de-justice_6593736_3212.html
[3] https://emiratesleaks.com/eu-calls-for-action-on-uaes-sudan-genocide-support/
[4] https://www.middleeastmonitor.com/20250304-the-uae-should-stop-its-violations-of-the-un-arms-embargo-in-darfur/
[5] Repris dans une plus large étude publiée en 2017 https://www.amnesty.org/fr/wp-content/uploads/2021/05/ACT3071152017ENGLISH.pdf
[6] https://www.theguardian.com/global-development/2025/apr/14/leaked-un-experts-report-raises-fresh-concerns-over-uaes-role-in-sudan-war
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(*) Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique, enseignant en relations internationales à l’IHECS (Bruxelles), associé au CNAM Paris (Equipe Sécurité Défense), à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA Paris), au NORDIC CENTER FOR CONFLICT TRANSFORMATION (NCCT Stockholm) et à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse).
Sébastien Boussois