Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, pas une journée ne se passe sans son lot de décisions sidérantes visant à anéantir tout espoir de développement durable, qu’il s’agisse de la paix, de l’environnement, de la démocratie, de l’égalité sociale ou de l’égalité de genre. Contre la science et la morale, la force comme seule option.
Nombre de ces décisions concernent les relations des États-Unis avec le reste du globe et auront un impact tangible sur la vie de millions de personnes : l’initiation d’une guerre commerciale généralisée, l’éradication de la politique de coopération et de solidarité internationale, avec le retrait de l’accord de Paris sur le climat ou la dissolution de l’USAID, et la gestion des conflits au Moyen-Orient, en Ukraine ou ailleurs, au mépris des règles du droit international. Cette situation exige que l’Europe s’affirme. Pour la protection du bien-être des Européens, mais aussi des peuples du monde entier.
Nous vivons depuis quelques années une période de chaos et de délitement de la communauté internationale. Au fantasme de la « mondialisation heureuse » s’est substitué un fort ressentiment face au « mondialisme ». Les dégâts sociaux et environnementaux induits par le libre-échange et la toute-puissance de l’argent font — dans un nombre croissant de pays, y compris les « vieilles démocraties » — le lit d’une extrême droite aujourd’hui encouragée par Washington. Le multilatéralisme, ainsi affaibli, n’a rien fait pour imposer le respect du droit international en Palestine, en Syrie, en Géorgie, en Crimée, au Soudan ou en RDC. Cette situation a engendré des guerres dévastatrices en Ukraine ou au Moyen-Orient et hypothèque la capacité de l’humanité à se sauver face au dérèglement climatique, à l’extinction de la biodiversité, à l’épuisement des ressources naturelles et aux fractures sociales croissantes. Pourtant, l’humanité n’a jamais connu un tel niveau de vie matériel… au point que la raison commanderait la frugalité aux plus riches.
Pourtant, la paix est indispensable et nous devons la défendre, y compris militairement. Sans paix, pas de développement humain. Aujourd’hui, garantir la paix dans une Europe élargie implique que celle-ci investisse davantage et à la bonne échelle dans ses capacités, souveraineté et autonomie militaires.
Mais, la sécurité nationale ou européenne est indissociable d’autres formes de sécurité : économique, sociale, alimentaire, climatique et sanitaire. Face aux ambitions impériales de la Russie, de la Chine et des États-Unis, l’Europe libérale peut encore être une force de résistance pour la démocratie et les droits humains, en s’appuyant sur le droit plutôt que sur la force militaire. Il est crucial que l’Europe, tout en devenant une puissance militaire et diplomatique, renforce ses politiques sociales et environnementales et défende ses valeurs fondamentales, telles que dignité humaine, liberté, et égalité. Et qu’elle n’oublie pas d’y associer les peuples du monde, en Afrique, en Amérique Latine et même en Asie !
Aujourd’hui, le Sud global se sent peu concerné par l’invasion de l’Ukraine et remet en question le discours humaniste du Nord. Perçu comme hypocrite face aux injustices, avec le « deux poids deux mesures » que la concomitance des horreurs en Ukraine et à Gaza n’a fait que révéler un peu plus, le Nord — au-delà des seuls États-Unis — est également peu crédible, vu son indifférence aux conséquences pour le Sud du dérèglement climatique et de la réduction de l’Aide pour le Développement.
Pour avancer, une Europe Puissance, mais également bienveillante et ouverte, défendant des valeurs universelles comme la démocratie et la solidarité, est nécessaire.
Certes du XVe au XXe siècle, des pays européens se sont taillés des Empires en se partageant le Monde, au nom d’un suprémacisme aujourd’hui dénoncé. Mais après la Seconde Guerre mondiale, ces mêmes pays ont contribué à la création d’institutions multilatérales ouvertes qui ont favorisé la décolonisation et l’émancipation des peuples sur tous les continents, avec des progrès notables en matière de coopération et de développement.
En 1948, la Charte de La Havane proposait de créer une Organisation internationale du Commerce destinée à réguler les échanges commerciaux pour préserver l’emploi et l’équilibre des paiements et garantir des prix équitables pour les producteurs et accessibles pour les consommateurs. Malheureusement, cet accord n’a jamais été ratifié et la communauté internationale a limité son ambition en la matière à la seule libéralisation du commerce international, sans en regarder les conséquences sociales, environnementales ou politiques. C’est au mouvement international de Commerce équitable dans les années 60 qu’est revenu le mérite de mettre en œuvre, dans une démarche volontaire, les objectifs de La Havane. Les entreprises du commerce équitable échangent avec des producteurs organisés, sur la base de prix justes, de partenariats transparents et de respect de l’environnement. Aujourd’hui, des millions de familles paysannes dans le monde — y compris en France — participent à ces initiatives, témoignant que le commerce équitable peut être un vecteur de paix, de solidarité internationale et un accélérateur de transitions écologiques.
L’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale est aujourd’hui menacé par trois puissances impériales qui cherchent à redéfinir leurs frontières, tout en rejetant les régulations internationales qu’elles ont elles-mêmes créées. Pour elles, l’Europe est un obstacle puisqu’elle prône une mondialisation régulée, notamment sur les questions environnementales. Pour éviter « la guerre de tous contre tous », l’Europe doit donc renforcer sa coopération avec les États du Sud global et, à cet effet, promouvoir une version plus juste et solidaire de cet ordre international en remplaçant la mise en compétition systématique actuelle par la recherche d’une prospérité partagée.
Deux politiques publiques de l’Europe pourraient concrétiser ces objectifs et conserver à l’Europe un rôle moteur. La politique de développement de l’Union européenne devrait viser 0,7 % du PIB pour l’aide publique et respecter les engagements financiers des Conventions de Rio (Climat, Biodiversité et Désertification). De plus, la politique commerciale de l’Union européenne devrait intégrer les valeurs du commerce équitable, visant l’équité pour les producteurs du Sud. Ces actions enverraient des signaux forts à la communauté internationale.
Évidemment, cela implique un devoir d’exemplarité. Tout en se réarmant, l’Europe ne devrait pas renoncer à son modèle social, différer la mise en œuvre pour elle-même de ses engagements environnementaux et freiner l’établissement de relations commerciales équitables dans ses propres filières agro-alimentaires.
(*) Julie Stoll est économiste du développement, diplômée de Dauphine et de la London School of Economics. Elle dirige Commerce Équitable France, le collectif national de concertation et de représentation des organisations du secteur. Experte depuis plus de 20 ans des collaborations multi-acteurs (société civile, entreprises, pouvoirs publics etc.) et des stratégies de transition, elle conçoit et pilote des dynamiques collectives pour développer des réponses innovantes et citoyennes aux défis sociaux, environnementaux et économiques de nos sociétés. Ses sujets de prédilection sont : la transition agricole et alimentaire, l’accompagnement de l’évolution des modes de consommation, l’économie sociale et solidaire et les politiques publiques en faveur d’une transition écologique juste et solidaire.
José Tissier est ingénieur agro-économiste et Président de Commerce Équitable France depuis 2020. Sa vie professionnelle l’a amené à travailler en France métropolitaine, en Nouvelle-Calédonie et en Afrique de l’Ouest sur le développement agricole et rural et les questions foncières. Depuis sa retraite en 2016, il continue de suivre les problématiques agricoles, environnementales et climatiques au sein du mouvement associatif français.
Jean-Luc François est vétérinaire. Fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, il est retraité depuis 2019. A l’Agence Française de Développement, il a été responsable de la division Agriculture Développement rural et Biodiversité de 2009 à 2016. Auparavant, pour les ministères chargés de la coopération, de 1995 à 2009, il a travaillé comme coopérant en Thaïlande, en Mauritanie, au Congo et en Côte d’Ivoire, et comme attaché de coopération dans les Ambassade d’Addis-Abeba et de Tananarive. Enfin, (2005-2009), au sein de la DGCID, Direction de la Mondialisation, il a été adjoint au sous-directeur des ODD. Il est aujourd’hui membre du conseil d’administration de l’association Inter-Réseaux Développement rural et d’Agronomes et Vétérinaires sans Frontières.
José Tissier, Julie Stoll et Jean-Luc François