La guerre s’approche et les entreprises regardent ailleurs. Voici que le Président de la République alerte sur la menace existentielle pour l’Europe que constitue la Russie, que les services de renseignements allemands estiment que cette dernière se prépare à une confrontation militaire directe avec l’OTAN, ce qui entraînerait la France dans la guerre, que la Présidente de la Commission européenne Ursula Van der Leyen appelle à un réarmement massif, et que les déclarations, réunions et sommets se multiplient depuis la réception agressive du Président Zelensky dans le bureau ovale le 28 février dernier.
Ce faisant, la guerre s’installe dans l’esprit des Français. Cependant, la prise de conscience qui émerge chez les individus et dans l’opinion publique ne se reflète pas encore au niveau des organisations. Rares sont les entreprises qui mettent le sujet à l’ordre du jour alors que la préparation à la guerre, que cette dernière ait finalement lieu ou pas, aura des effets considérables non seulement sur leurs marchés, mais aussi sur leur gouvernance et leur modèle d’affaires.
Les enjeux sont de taille. Par exemple, comment concilier le contexte de préparation à la guerre avec les engagements RSE ? Comment respecter à la fois les impératifs de soutien à la réindustrialisation française et européenne et ceux de compétitivité ? Comment contribuer à l’effort de défense voire de réarmement tout en respectant les chartes ou l’éthique adoptées par l’entreprise ? Quelles stratégies pour se développer à l’international dans un contexte de tensions montantes ?
L’attitude pour le moment la plus répandue au sein des entreprises consiste à faire comme si de rien n’était, avec attentisme. Tout au plus, les équipes dédiées à la cybersécurité et aux risques pays sont-elles renforcées. Parfois, les départements stratégie réfléchissent aux implications d’une potentielle guerre. Tout se passe comme s’il s’agissait là d’une crise et que les méthodologies traditionnelles de gestion de crise pouvaient être suffisantes pour la surmonter.
Or, ces quelques renforcements d’équipes sont insuffisants pour traiter les enjeux présents, et ces méthodologies traditionnelles ne sont pas opérantes. La gestion de crise suppose en effet un retour à la normale après une période donnée, alors que la guerre est un phénomène bien plus totalisant, qui a sa dynamique propre et qui transforme profondément toutes les organisations. Elle suscite un fort niveau d’incertitude. L’après ne sera pas un retour à la situation qui prévalait avant. Même si la guerre n’avait finalement pas lieu, les effets de sa préparation sur les pratiques, modes de fonctionnement et stratégies des entreprises seront profonds.
Pour naviguer au mieux dans cette période d’incertitude inédite depuis des décennies, les entreprises doivent se doter d’une doctrine qui fait pour le moment défaut à la plupart d’entre elles.
Pour l’élaborer, il est fondamental de travailler avec toutes les parties prenantes, car la perspective d’une guerre réclamera de structurer un dialogue global.
Il faut également passer en revue les éléments constitutifs du modèle d’affaires pour identifier tous ceux qui seront mis en tension ou en danger de manière croissante par la préparation à la guerre. Cela permettra d’éviter d’être en réaction, donc de perdre un temps précieux.
Les dilemmes éthiques et opérationnels qui émergent du fait de la préparation à la guerre doivent être traités dès aujourd’hui et avec sérieux. Sans cela, la cohésion interne de l’entreprise pourrait être menacée, son positionnement fragilisé, et sa viabilité même menacée.
La gouvernance de l’ensemble de la structure doit aussi gagner en souplesse, pour faciliter l’initiative et l’adaptabilité, conditions de robustesse dans un environnement rapidement mouvant.
Il est essentiel de renforcer des écosystèmes locaux avec des partenaires de différentes natures, issus notamment de la société civile et des institutions publiques, tant en France qu’ailleurs en Europe. Cela permettra effectivement de pleinement investir l’espace laissé par les Etats, de plus en plus focalisés sur leurs missions régaliennes.
Enfin, pour accompagner ces transformations, il faut s’appuyer sur des personnes qui ont une proximité avec la guerre, sa préparation et l’après, et qui sont à même de traduire ses effets dans le langage du monde de l’entreprise française qui en a jusqu’à présent été globalement préservé.
Que la France entre finalement en guerre ou pas, la phase de sa préparation dans laquelle nous sommes pleinement engagés produit des effets tant sur la société que sur les entreprises. Se doter d’une doctrine permettra aux entreprises de naviguer avec efficacité dans cette période d’incertitude, qui diffère par sa nature totalisante des crises rencontrées au cours des dernières décennies.
(*) Benjamin Abtan est consultant auprès de grandes entreprises françaises et internationales. Ancien conseiller du ministre français des Affaires étrangères, du Secrétaire Général adjoint de l’ONU et de la Banque Mondiale, il a mené des missions dans des contextes de conflit en Ukraine, au Moyen-Orient et en Afrique.Diplômé de la Harvard Kennedy School, de Télécom Paris et de l’ESSEC, il enseigne à Sciences Po et à l’ESCP Business School.
Benjamin Abtan