Les élèves, dès le collège, ont rapidement adopté les outils d’accès au savoir issus de l’IA. Ils vont plus vite que leurs maîtres et les enseignants, attachés aux formes traditionnelles d’apprentissage, expriment de légitimes craintes face à une révolution épistémologique qu’ils ne peuvent ni freiner ni contrôler. Pourtant, rien ne sert de se lamenter. Mieux vaut accompagner la réalité technologique, donc former les professeurs à l’IA, co-construire les outils pédagogiques, aiguiser l’esprit critique, apprendre à rester maître de la machine. L’éducation nationale doit se saisir de cette opportunité, bon gré mal gré.
Un décalage dangereux
Le constat est sans appel : en matière d’intelligence artificielle (IA), l’élève a déjà dépassé le maître. Littéralement. D’après une étude menée en 2024 dans une quinzaine de pays – dont la France -, près de neuf étudiants sur dix (86%) utilisent d’ores et déjà l’IA couramment dans le cadre de leurs études ; plus de la moitié au moins une fois par semaine. Le constat est similaire au lycée, où, d’après un rapport du Sénat, 90% des élèves de seconde, pour faire leurs devoirs, ont déjà eu recours à l’IA générative. Les collégiens ne sont pas en reste : en gros, « la moitié d’une classe utilise ChatGPT ». Les devoirs faits à la maison produisent une copie similaire remise par chaque élève. Ce seul fait est en soi un bouleversement : il est à craindre que tout devoir personnel ne puisse désormais être réalisé qu’en classe.
Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, nos jeunes sont entrés de plain-pied dans l’IA. En 2012, le regretté Michel Serres avait anticipé cette évidence, dans un essai intitulé Petite poucette : il y annonçait l’avènement des « humanités numériques », en voyant les enfants pianoter sur les téléphones portables. À ses yeux, la naissance et l’expansion du numérique allaient provoquer une mutation anthropologique majeure dans l’utilisation des facultés cognitives de l’homme, comme la mémoire. Désormais, ce basculement est accompli : il faut repenser le devenir de l’éducation et de la pédagogie dans une société de l’information bouleversée par l’IA.
Le défi concerne surtout les professeurs, qui sont en première ligne. Or seulement 20 % d’entre eux ont recours régulièrement à l’IA, d’après Élisabeth Borne, la ministre de l’Éducation nationale. Et elle a mis récemment en garde contre une « asymétrie et un décalage qui fragiliseraient la transmission des savoirs ». Cette alerte est justifiée. Mais quelle formation, quelles novations, quels moyens proposera-t-on aux enseignants, et sans tarder ?
Séparer les fantasmes des faits
Opportunité pour les uns, menace pour les autres, le raz-de-marée de l’IA charrie son lot d’espoirs comme de peurs, au sein desquels il nous appartient de distinguer les faits des fantasmes. Oui, l’IA fait planer le risque d’une dépendance technologique qui se déploierait au détriment de la créativité et de la pensée critique. Oui, l’IA porte en elle d’importantes questions relatives à la collecte des données et à la protection de la vie privée. Oui, l’IA comporte des biais, oui l’IA se trompe, plus souvent qu’à son tour. Et oui, l’IA déstabilise, fortement, l’image et le rôle de ceux qui ont la charge de transmettre – pourquoi le nier ?
Mais diaboliser l’IA, même à juste titre, n’aidera ni nos élèves ni leurs enseignants à y faire face. Appliquée au champ de l’éducation, l’IA est un champ d’opportunités. Elle peut permettre de personnaliser des cours déjà structurés, en les adaptant aux rythmes et besoins de chaque élève. Grâce à ses moyens illimités, bien encadrée, elle peut soutenir l’apprentissage et lutter contre l’échec scolaire. Elle peut dégager les enseignants de nombreuses tâches administratives ou rébarbatives, afin qu’ils puissent se concentrer sur leur métier : apprendre et accompagner.
Massifier les formations à l’IA
Comme toute technologie, l’IA sera donc ce que l’humain en fera. C’est pourquoi nous nous félicitons de ce que l’école française lui ouvre, sans naïveté ni préjugés, ses portes. « Faudra-t-il mettre en place des cours d’IA », demandions-nous en 2019 dans une tribune pour Les Échos ? Six ans plus tard, c’est chose faite, comme vient de l’annoncer Élisabeth Borne qui propose que tous les élèves de 4e et de 2nde suivent, à partir de la rentrée prochaine, une formation à l’IA. La ministre a également annoncé la publication imminente d’une charte de l’IA « éthique, inclusive et respectueuse de nos valeurs ». Vaste programme, certes, mais peut-on faire autrement ?
Je crois surtout qu’il faut saluer l’appel à projets, doté de 20 millions d’euros, que le ministère vient de lancer pour créer une IA propre à l’Éducation nationale, « transparente et pérenne ». On verra ce qu’il en adviendra. De nombreuses entreprises de la EdTech accompagnent déjà le développement de l’IA à l’école, dans le cadre notamment du Partenariat d’Innovation intelligence artificielle (P2IA), qui aide les enseignants du cycle 2 (CP, CE1, CE2) à personnaliser les apprentissages – singulièrement les apprentissages fondamentaux en français et en mathématiques.
Pas de théories à l’école, même sur l’IA, sans l’expérience concrète des professeurs
On l’aura compris, l’heure n’est plus à deviser sur l’IA à l’école, mais bien à accompagner un mouvement que nos élèves ont déjà fait leur. Comme toujours dans ce domaine, rien ne se fera sans nos professeurs, qui, au quotidien, dans leur classe, sont au contact des jeunes et s’ingénient à préparer leur avenir. Pour créer les conditions de la confiance indispensable à ses usages, l’IA, et les outils qui l’intègrent doivent être compris par leurs usagers. Plus encore, ils doivent être co-construits avec les premiers intéressés, les enseignants, qui sont en interaction continuelle avec les jeunes, si habiles à assimiler toute novation. Comme nous l’écrivions en 2019, « pour y parvenir l’école doit savoir jouer collectif ». Et si l’IA, loin de nous séparer, nous rapprochait ?
Xavier Darcos