Le 9 mars 2025, lors d’une interview, le ministre des armées Sébastien Lecornu, a annoncé un objectif de 100 milliards d’euros par an pour le budget de la défense française, soit jusqu’à 3,5% du PIB. Cette hausse des investissements militaires marque un tournant stratégique. Alors que les États-Unis se désengagent progressivement du soutien militaire à l’Ukraine, que la menace russe s’intensifie et que l’autonomie stratégique devient une nécessité, la France se trouve à un tournant décisif. Emmanuel Macron a confirmé ce tournant, affirmant que la France entre dans une « nouvelle ère », marquée par des menaces accrues et la nécessité de repenser sa sécurité.
La défense et les capacités militaires relèvent historiquement du « hard power », définissant la puissance coercitive, qu’elle soit militaire ou économique. Ce concept a longtemps été opposé au « soft power », théorisé par Joseph Nye, qui repose, lui, sur la puissance non coercitive et l’attractivité. Pendant des années, cette distinction a structuré les analyses stratégiques : le premier était associé à l’influence diplomatique et culturelle tandis que le second incarnait la puissance militaire ou économique. Pourtant, cette opposition s’avère aujourd’hui obsolète. En février dernier, au sommet du « soft power » à Londres, le chercheur Michael Clarke, souligne que la puissance doit être envisagée comme un spectre ou les leviers d’influence et de dissuasion se renforcent mutuellement. Il décrit un “magnétisme du pouvoir”, où la démonstration de la force militaire renforce l’attractivité et l’influence d’un État. Selon lui, les armées occidentales, bien que engagées dans les opérations de « hard power », consacrent une partie de leur activité à des missions de « soft power « : aide humanitaire, protocoles diplomatiques. Le développement industriel de la défense stimule l’ensemble de l’économie et accélère l’innovation. Plus encore, une force militaire crédible favorise l’admiration et l’imitation. Ce phénomène illustre l’interdépendance entre la coercition et l’attraction : un pays perçu comme fort militairement inspire et influence dans d’autres domaines, qu’ils soient économiques, diplomatiques ou culturels. À l’inverse, un « soft power » puissant peut amplifier l’impact du « hard power » en rendant son utilisation plus légitime et plus efficace.
L’indice Elcano de Présence Globale du think tank spécialisé en affaires internationales, le Real Instituto Elcano, mesure la capacité des États à projeter leur influence à l’international en combinant trois dimensions : économique, militaire et « soft présence » (« soft power »). Cet indice inclut dans la soft présence, des indicateurs, tels que l’influence culturelle, l’attractivité touristique, la recherche scientifique, l’éducation, l’innovation, la coopération au développement et l’engagement climatique. Contrairement à une mesure brute de puissance, il repose sur des données chiffrées qui reflètent la projection réelle d’un État à l’étranger. L’indice Elcano démontre que les pays associant une présence militaire et une « soft présence » quasi équivalents, adossés à une projection économique solide, sont ceux qui affichent la plus forte projection internationale. Les pays en tête du classement, comme Les États-Unis (3122 points) et la Chine (1941 points) affichent généralement un ratio où la puissance militaire et la soft présence sont relativement équilibrés. Les États-Unis, par exemple, comptent 756 points de présence militaire et 788 de « soft présence », tandis que la Chine affiche respectivement 376 points et 485 points. En comparaison, la France, avec 644 points, classée 7e, se distingue par un profil plutôt équilibré avec une présence militaire à 122 points et une « soft présence » à 141 points mais en valeur absolue inférieure aux grandes puissances. L’indice Elcano confirme que les États les plus influents sont ceux qui parviennent à équilibrer leur puissance économique, militaire et « soft présence ». À l’inverse, les pays dont la présence militaire est disproportionnée par rapport à leur soft présence, comme la Russie, ou ceux qui s’appuient principalement sur leur attractivité économique et leur « soft présence », sans une capacité militaire solide, comme l’Allemagne (879 points globaux, mais seulement 27 points de présence militaire) ou le Japon voient leur influence limitée sur la scène internationale. Si ces deux pays ont entrepris un renforcement de leur capacité — l’Allemagne en réponse aux nouvelles exigences de l’OTAN et le Japon face aux tensions régionales — leurs efforts restent encore insuffisants pour rivaliser avec les grandes puissances.
L’Union européenne est en position dominante avec l’indice Elcano de Présence globale de 2023, avec 3039 points, juste derrière les États-Unis (3122 points) suivie par la Chine (1941 points). Cependant, cette position dominante est essentiellement économique (2154 points) et dû également à sa « soft présence » (693 points) tandis que sa présence militaire est limitée à 191 points. Ce déséquilibre témoigne d’une dépendance historique à l’OTAN et aux États-Unis, qui devient de plus en plus incertaine face aux recompositions stratégiques internationales.
Cette absence de puissance militaire autonome compromet la place de l’Europe sur la scène géopolitique mondiale. Comme le souligne l’eurodéputé Sandro Gozi, « l’Europe de la défense ne se décrète pas, elle se construit et ce processus doit s’enclencher sans attendre ». Parmi les options existantes pour structurer cette défense, l’eurodéputé Renew juge l’activation de la Coopération structurée Permanente (PESCO) comme la plus pragmatique. Ce cadre permettrait d’avancer sans être bloqué par les États réticents et de poser les bases d’une véritable force déployable.
Dans ce contexte, la France a un rôle central à jouer. L’objectif des 100 milliards d’euros annoncé par Sébastien Lecornu est à la fois un levier stratégique pour la croissance et un défi budgétaire. Selon certaines analyses, cet investissement pourrait stimuler l’industrie de la défense et l’emploi, mais aussi raviver l’inflation. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a souligné que les investissements dans la défense pourraient renforcer la croissance et l’inflation. Le financement de l’expansion de la défense pose un défi majeur. La Fondation IFRAP estime qu’atteindre 100 milliards d’euros et 3% du PIB d’ici 2030 nécessiterait 32,6 milliards supplémentaires, un effort difficile sans coupes dans d’autres budgets, notamment sociaux.
Investir dans la défense est à la fois une nécessité stratégique et un défi budgétaire. Investir dans la défense, c’est aussi investir dans un cercle vertueux où sécurité, influence et dynamisme économique se renforcent mutuellement.
Véronique Chabourine