Le conflit russo-ukrainien et les séismes géopolitiques en cours ont accéléré l’augmentation des budgets de défense européens : le total est passé de 230 à 300 milliards d’Euros entre 2016 et 2021 puis à 450 milliards d’euros en 2024 (1). Dans notre scénario central, le continent va augmenter ses investissements de défense d’environ 10 % par an d’ici 2030, pour atteindre entre 2,5 et 3,0 % du PIB en moyenne.
La constitution d’une base industrielle européenne autonome et souveraine est une nécessité absolue. Depuis les années 90, les industriels de la défense ont reçu des injonctions contradictoires. L’Europe a réalloué à d’autres priorités une part de son objectif de dépenses de 2 % du PIB, ce qui constitue un investissement non concrétisé pour le secteur de la défense d’environ 1 800 milliards d’euros. Aujourd’hui, le redémarrage de la production est lent et doit impérativement s’accélérer, alors que les commandes commencent à arriver. En effet, les carnets des entreprises européennes de défense cotées s’élevaient à plus de 320 milliards fin 2024. Depuis fin 2020, ceux-ci ont augmenté de 60 %, pour des ventes en hausse de 40 %. Certains équipements — tels que les missiles — ont par ailleurs des carnets chargés, de l’ordre de 6 à 8 ans.
Face à ces défis, notre conviction profonde est qu’il n’y aura pas de montée en régime de la défense européenne sans celle de son industrie conventionnelle. Les start-up de défense auront un rôle crucial à jouer — et l’Europe est en retard — tant pour l’innovation que pour l’accélération de la production, mais les plateformes traditionnelles resteront essentielles. Les solutions sont à trouver à tous les niveaux.
Sur le plan industriel, le défi est de taille : les industriels de défense doivent attirer et fidéliser les talents malgré une pyramide des âges vieillissante, accroître la productivité opérationnelle dans les ateliers de production et mieux coordonner les différentes fonctions (fabrication, achats, chaîne d’approvisionnement, planification, etc.) pour accélérer les cadences. La mobilisation de la chaîne de valeur doit être importante et rapide, avec un enjeu majeur d’efficacité et de mise à l’échelle, au risque de voir les coûts unitaires exploser. C’est en particulier crucial pour les PME et ETI — dont les françaises — souvent excellentes, mais sous-capitalisées et familiales.
Au niveau des États, les services d’acquisition des armées ont commencé à se réformer. Ce mouvement doit se poursuivre avec deux objectifs. D’une part, aligner les règles de certification : malgré les normes OTAN, chaque pays dispose de ses propres exigences. Une même plateforme produite pour le Royaume-Uni, pour l’Allemagne, ou pour l’export, se voit imposer des critères de certification différents, rendant complexe la standardisation et — de fait — l’accélération de la production. D’autre part, Il sera important de déployer des programmes simples favorisant la collaboration et la défragmentation du matériel entre quelques pays : transports de troupes, blindés légers, avions de reconnaissance, etc.
Les entreprises n’appartenant pas au secteur de la défense ont un rôle important à jouer, par exemple dans la logistique et le transport, à la fois en profondeur et vers les théâtres d’opérations. Aujourd’hui, tout industriel se doit d’avoir une ambition dans la défense. C’est également un enjeu pour l’emploi et l’industrialisation, quand certaines branches — comme l’automobile — souffrent, bien qu’ayant des talents et des outils qui peuvent se convertir.
Une conséquence de la nouvelle administration américaine a été de mettre les Européens au pied du mur : d’ici la fin de la décennie, les budgets de défense européens seront similaires à ceux des États-Unis. Le capital privé viendra jouer un rôle complémentaire. C’est le moment pour les industriels de défense de se transformer en profondeur et de prendre l’initiative.
(1) Union européenne, élargie au périmètre Otan, c’est-à-dire en incluant le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège et la Turquie
(*) Directeur associé senior de McKinsey & Company au bureau de Paris, Hugues Lavandier est l’un des co-leaders du pôle Industrie et Technologie en France. A ce titre, il accompagne ses clients des secteurs industriels et technologiques à relever leurs défis de compétitivité, d’innovation et d’excellence. Au sein du pôle, il dirige à l’échelle mondiale et européenne l’activité aéronautique, spatiale et défense. Il intervient notamment auprès d’acteurs mondiaux de l’aérospatial et de la défense, de l’énergie, de l’équipement industriel et du capital-investissement. Son expertise couvre la sustainability, les fusions-acquisitions, les stratégies de croissance, le rééquilibrage de portefeuille, le développement de produits et le positionnement concurrentiel. Il a rejoint McKinsey & Company en 2005 au bureau de New York. Auparavant, il avait occupé plusieurs postes de direction au sein d’ArcelorMittal. Il siège par ailleurs au Conseil consultatif stratégique et au conseil d’administration de CentraleSupelec. Il est titulaire d’un MBA de la Columbia Business School, ingénieur de la Technische Universität München et diplômé de CentraleSupélec.
Hugues Lavandier