Le déploiement de l’intelligence artificielle en entreprise ressemble étrangement à une nouvelle version de la fable de La Fontaine : le même animal doit aujourd’hui incarner à la fois la vivacité du lièvre et la persévérance de la tortue.
Dans un marché où la concurrence s’intensifie au rythme des annonces de nouveaux modèles, les dirigeants réclament des démonstrateurs spectaculaires en l’espace de quelques semaines.
Dans le même temps, les responsables IT et les directions du risque savent qu’un socle mal conçu (données désorganisées, règles éthiques absentes, processus MLOps inexistants…) finira immanquablement par ralentir, voire bloquer, toute ambition future.
Réussir, c’est donc accepter cette ambivalence : prouver vite, mais construire lentement et sûrement.
La vitesse du lièvre : générer l’effet « waouh » sans délai
Dans la plupart des conseils d’administration, la patience se mesure désormais en trimestres, parfois en mois. Les leaders qui libèrent un budget IA veulent des résultats tangibles avant la prochaine clôture financière : un assistant Copilot qui résume les réunions à échelle de l’entreprise, un agent capable d’accélérer la qualification des leads marketing, ou encore un modèle prédictif qui réduit les ruptures de stock de 10 % dès le premier pilote.
Cette approche « impact first » sert un double objectif : elle crée un choc de valeur observable et brise la méfiance culturelle qui entoure encore l’intelligence artificielle.
L’utilisateur métier, qu’il soit juriste ou ingénieur qualité, voit soudain l’IA résoudre une frustration quotidienne et prend instinctivement goût à la nouveauté. Dans cet élan, le sponsoring de la direction générale se renforce, l’appétit budgétaire grandit et l’on prépare ainsi la phase suivante.
Le pas de la tortue : consolider un patrimoine technique et éthique
Mais derrière chaque démonstrateur flamboyant se cache un risque d’accumuler une « dette IA ». Les données extraites à la hâte se révèlent incomplètes, les prompts bricolés par des power-users deviennent vite impossibles à maintenir, les coûts de calcul grimpent sans visibilité ni maîtrise, les premières alertes de conformité tombent à cause d’une absence d’explicabilité ou de gestion des biais.
C’est ici que la tortue prend la relève.
Jour après jour, elle normalise les flux de données, bâtit un catalogue robuste, met en place un registre des modèles avec des métriques de performance, définit des politiques de gouvernance alignées sur les réglementations en vigueur (l’AI Act par exemple), et cadre l’ensemble dans un pilotage FinOps pour éviter qu’un POC génial n’engloutisse le budget cloud à lui seul.
La lenteur n’est pas un frein : c’est la cadence régulière qui permet d’empiler les briques sans s’écrouler.
Orchestrer les deux rythmes : une discipline, pas un compromis
La tentation est grande de séparer complètement l’innovation rapide et l’ingénierie durable, mais l’expérience montre qu’un mur trop étanche finit par créer deux cultures qui ne se comprennent plus. La clef consiste plutôt à mettre en place des passerelles explicites : on démarre dans un bac à sable agile, mais les critères de passage en production (qualité des données, tests de robustesse, plan de supervision…) sont définis dès le premier jour.
Le financement suit la même logique : un budget de découverte, souple et réactif, ouvre la porte ; l’enveloppe industrielle, beaucoup plus importante, n’est débloquée qu’après validation d’un business case et d’un audit de conformité.
Ainsi, l’enthousiasme du lièvre reste sous contrôle tandis que la tortue profite de chaque victoire rapide pour consolider ses fondations.
La fable réinventée
Le succès durable de l’intelligence artificielle en entreprise ne se mesure pas seulement à la vitesse d’un prototype ni à la robustesse d’une architecture : il se situe dans la synchronisation de ces deux dynamiques.
L’organisation qui incarne véritablement la “tortue-lièvre” court juste assez vite pour dépasser ses concurrents aujourd’hui, tout en avançant avec la patience nécessaire pour rester leader demain.
(*) Julien Floch est Associate Partner chez Wavestone, où il pilote des projets de transformation digitale et de déploiement de l’Intelligence Artificielle. Expert de l’IA générative, il accompagne les entreprises de l’identification des cas d’usage jusqu’au passage à l’échelle, en intégrant à la fois les dimensions technologiques, organisationnelles et métiers.
Julien Floch