Le Président Trump, même quand il n’était que candidat, a très vite considéré que la guerre européenne était lointaine et coûteuse. Pour Kiev, la menace était claire : l’arrêt de l’aide militaire américaine serait une catastrophe. L’Ukraine a besoin des armes, des munitions et du renseignement américain. Les mouvements de troupes, la localisation des cibles, le guidage des missiles, les coups au but, dépendent beaucoup des informations fournies par Washington. Sans ces données, les troupes ukrainiennes reculent. Malgré la tentation du repli, la porte est ouverte à la négociation. Commencer par intimider, mettre son colt (ou les droits de douane) sur la table et discuter ensuite. Nous allons partir, dit le président américain en substance, à moins que vous soyez gentil (« kind » est souvent utilisé par Donald Trump, un affectif comme chacun sait). À défaut d’argent (ça, c’est réservé aux Européens de l’OTAN), une contribution en nature ferait l’affaire.
Et justement, l’Ukraine a de réserves de terres rares dont tous les pays ont besoin tant elles sont omniprésentes dans le numérique, l’armement et les technologies liées à la décarbonation. Le secteur est aujourd’hui dominé par la Chine. Terres rares contre soutien militaire. La realpolitik au temps du lithium. En février, le contrat est presque prêt. Malgré le clash du bureau ovale, le président ukrainien maintient que « l’accord est sur la table et sera signé si toutes les parties sont prêtes ». Le président américain attend que son homologue « démontre un engagement de bonne foi en faveur de la paix ». Il faut comprendre bon deal. Reste le moment. Ce sera celui des funérailles du pape le 26 avril. La photo des deux présidents, assis face à face dans une salle marbrée de la basilique Saint-Pierre, fera date. La rencontre fut « productive » déclare la Maison-Blanche. Deux jours plus tard, l’accord est signé à Kiev. Il prévoit la création d’un fonds commun d’investissement destiné à la reconstruction du pays, une nouvelle assistance militaire et un accès préférentiel aux ressources naturelles ukrainiennes. Même si Kiev précise que l’Ukraine « conserve l’entière propriété et le contrôle » de ses ressources de sous-sol. « Ils ont des super-terres rares et l’accord va nous rapporter bien plus que 350 milliards », commentera le président américain (BFM/AFP 1er mai 2025). Terres rares et milliards, un bon accord, assurément.
L’UE s’intéresse aussi aux « matières premières critiques » de l’Ukraine et croyait avoir un avantage. Car le 13 juillet 2021, l’UE et l’Ukraine ont signé à Kiev un accord de partenariat sur ce sujet. Un « Memorandum of Understanding on a Strategic Partnership on Raw Materials ». Cette « solide base de partenariat » prévoit une « intégration avancée » sur les matières premières, via notamment une coopération dans l’extraction et le raffinage. En octobre 2024, la Commission y voit « une priorité cruciale » de la coopération avec l’UE. En février 2025, alors que les négociations avec les États-Unis n’augurent rien de bon pour l’UE, la Commission atténuera la portée du mémorandum considérant qu’il « portait sur les capacités dans les pays partenaires et non sur l’utilisation des terres rares » (agenzia Nova, 25 février 2025).
Comment nier que l’accord américain percute l’accord européen signé quatre ans auparavant ? Un geste au minimum déloyal. Pourtant, ni l’UE, ni le personnel politique, ni même les médias — à l’exception des italiens—, n’en ont parlé. Comment expliquer ce mutisme ?
Cet accord américain remet en cause un récit partagé par l’UE et l’Ukraine. Durant quatre ans, les discours se sont emboités dans une belle harmonie. L’Ukraine n’a eu de cesse d’affirmer son attachement à l’UE. Elle est le fer de lance de la démocratie européenne. Pour l’UE, « L’Ukraine fait partie de la famille européenne », sa demande d’adhésion est examinée au plus vite. Mieux, l’Ukraine est un ciment identitaire pour l’UE. L’UE ne savait pas où était ses frontières, maintenant, elle le sait. L’UE, réceptacle des démocraties, trouve enfin une dimension géopolitique et même une dimension militaire. L’UE défend l’Ukraine et l’Ukraine défend l’Europe. Il n’y a pas une feuille de papier entre l’espérance ukrainienne et l’ouverture européenne. Hors la signature en bas du document. Mais l’idylle n’a-t-elle pas été surjouée ? Malgré les embrassades et les déclarations, cet accord américain ressemble à une fourberie, une trahison. Car c’est bien avec un autre que l’UE se pacse.
Cet accord pourrait affecter les projets européens ou au moins les ralentir. Car l’UE est engagée dans deux processus aux conséquences considérables. L’engagement financier puisque l’UE est le premier bailleur de l’Ukraine, garantit ses emprunts, et s’apprête à financer sa reconstruction. Il serait cocasse que l’engagement ukrainien dans le fonds commun d’investissement avec les États-Unis soit financé… par l’UE ! L’engagement institutionnel ensuite, avec la perspective d’adhésion à l’UE. Comment poursuivre un processus comme si rien ne s’était passé ? Un peu de circonspection avant d’intégrer un partenaire qui s’est montré si peu reconnaissant ne serait pas inopportune.
Enfin, cet accord ébranle les fondements mêmes de la construction européenne. Il montre et démontre que dans les relations internationales, tous les pays défendent d’abord leurs intérêts. On ne saurait les blâmer. L’UE est sans doute le seul ensemble à ne pas le faire. L’UE crédule regarde les trains et les terres rares lui passer sous le nez. L’accord est « un coup de boost pour le moral de l’Ukraine ». L’UE, de son côté, cherche un antidépresseur.
Nicolas-Jean Brehon