L’avenir de l’architecture de sécurité européenne dépendra de la capacité des pays européens à s’unir face aux menaces communes, à renforcer leurs capacités de défense et à établir des partenariats solides tant au sein de l’OTAN qu’avec l’UE et d’autres acteurs globaux. La guerre en Ukraine a révélé l’importance d’une réponse collective et proactive pour garantir la sécurité et la stabilité en Europe. Tel est en substance la conclusion d’une intéressante étude (1) que le centre de recherche du Parlement européen (EPRS) vient de rendre publique.
Un rapport qui ne manque pas d’intérêt
L’EPRS est une sorte d’usine à produire des études sur tous les sujets susceptibles d’intéresser les députés européens et leurs électeurs : vaste programme… Ces études donnent lieu à des livrables de taille très variable, souvent de grande qualité, qui présentent l’avantage de faire le point sur une question qui concerne l’actualité du Parlement européen, et notamment son activité législative.
La contrepartie de cette exigence de qualité est le contenu plutôt convenu des documents publiés. Il ne faut pas en attendre beaucoup de créativité ou d’idées nouvelles. Il est vrai que la créativité individuelle ne manque pas sur les bancs d’une institution qui se cherche encore une légitimité collective : un député européen n’a pas souvent l’occasion de sortir de l’anonymat.
L’étude sur l’avenir de l’architecture de sécurité européenne ne fait hélas pas exception. D’une actualité brûlante, d’autant plus remarquable que les travaux préalables à la publication ont dû être lancés il y a plusieurs mois, le rapport ne manque pas d’intérêt sur le fond, même s’il manque d’idées vraiment nouvelles aptes à ouvrir une porte pour sortir de l’impasse. La faute sans doute à un processus interne « qualité » qui encourage le conformisme.
L’Europe dans une impasse stratégique
L’étude en question tend en effet à enfoncer son lecteur dans l’impasse stratégique dans laquelle se trouve l’Europe aujourd’hui, coincée entre une menace militaire russe susceptible de se renforcer quand la guerre en Ukraine sera terminée et un désengagement militaire américain dont on ignore encore tout, sinon le caractère inéluctable.
Les auteurs appartiennent au personnel de l’EPRS, ils n’ont pas été sélectionnés à la suite d’un appel d’offres, comme c’est le cas pour les études de la DGRIS du ministère français des armées. Ils n’ont cependant pas rédigé un rapport « en chambre », mais ont interrogé 15 « experts en sécurité », dont 14 Européens et une… Américaine. S’il n’est pas question d’attendre beaucoup d’originalité de la part des agents d’une administration nationale ou européenne (comme les deux experts français et italiens), l’appartenance à un centre de réflexion (comme les deux Britanniques) ou au milieu académique (comme l’Américaine) aurait pu laisser davantage de place à la créativité. Il n’en a rien été.
Il en résulte la présentation de cinq scénarios sans surprise. Il n’est pas question dans le cadre restreint d’une chronique de résumer un rapport de plus de cent pages, dont certaines ne sont pas dépourvues d’intérêt, ni même de reprendre les principales recommandations, dont le caractère convenu rend la lecture superflue. Contentons-nous de mentionner lesdits scénarios, lesquels partent tous de la situation au tout-début 2025 (« Statu quo 2025 »), c’est-à-dire avant les initiatives de l’administration Trump :
1. Antagonisme exacerbé entre blocs
2. OTAN européenne
3. Union européenne de défense
4. Europe éclatée
5. Coexistence coopérative
Autrement dit, les plus récents développements n’ont pas pu être pris en compte, en particulier l’insistance avec laquelle l’administration Trump avertit les Européens de son intention de mettre un terme à son engagement militaire en Europe… sans toutefois préciser le calendrier ni les modalités de ce désengagement annoncé.
Ce scénario catastrophe
Sans rendre le rapport tout à fait caduc, cette actualité impose de nuancer l’évidence que semblent partager tous les experts d’une pérennité de l’alliance transatlantique. Les scénarios n’en restent pas moins encore théoriquement valides. La seule chose qui change, mais elle est de taille, c’est la position américaine.
De ce fait, de notre point de vue, le seul apport véritable de cette étude réside dans la possibilité d’un scénario n°4, selon lequel toute idée de défense collective aurait disparu, chaque État reprenant à sa charge la responsabilité de sa propre défense. Cela se traduirait vraisemblablement par des accords de défense bilatéraux entre la majorité des pays européens et les Etats-Unis, sans OTAN et encore moins d’organisation militaire intégrée. Soit le stade ultime de la vassalisation et de la sortie de l’histoire pour l’Europe en tant que communauté de valeurs et de civilisation.
Les autres pays pourraient choisir la neutralité, voire un non-alignement de type yougoslave, c’est-à-dire idéologiquement plus proche de Moscou que de Washington. Et la France, à l’abri sous sa « tente atomique » (2) , resterait isolée dans sa superbe gaullienne de plus en plus déconnectée du reste de l’Europe. Il en résulterait inévitablement un retour aux guerres européennes, lesquelles seraient gérées par les grandes puissances comme des conflits périphériques, c’est-à-dire des luttes d’influence meurtrières mais sans enjeux géostratégiques majeurs.
Etats-Unis : casser l’axe sino-russe
Pour évaluer la probabilité de survenance de ce « scénario catastrophe », que l’administration Trump pourrait avoir intérêt à précipiter avec la complicité d’une majorité de pays européens, il convient d’examiner la pertinence des autres scénarios.
Dans un contexte général où Washington semble avoir décidé d’orienter dorénavant son effort militaire hors d’Europe, l’objectif stratégique des Etats-Unis de Donald Trump vise vraisemblablement à « neutraliser » Moscou dans l’espoir de casser l’axe sino-russe en vue d’une prochaine confrontation avec Pékin pour garder le contrôle de la vaste zone indopacifique. Les Européens sont invités à payer les « pots cassés » d’un revirement stratégique dont la réconciliation avec Moscou est la condition nécessaire. Libre à eux de poursuivre, ou non, le scénario dit d’antagonisme exacerbé, seuls face à la Russie.
Face à l’impossibilité juridique et l’inefficacité militaire (sans les Britanniques) du scénario n°3 d’union européenne de défense apte à protéger, seule, les Européens, le scénario n°2 reste le plus crédible, en attendant qu’advienne le scénario n°5 d’une « détente » que les experts de l’étude EPRS n’envisagent que dans un second temps, à l’horizon 2035, dans le meilleur des cas.
Il semble par conséquent que pour éviter le « scénario catastrophe » d’une Europe « patchwork », « éparpillée par petits bouts, façon puzzle » comme l’aurait dit Volfoni, il faudrait rapidement « montrer qui c’est Raoul ». Cela implique de pérenniser l’aide à l’Ukraine, ne serait-ce que pour y fixer les forces russes, qui sans cela pourraient être tentées par le « bourre-pif en pleine paix ». Et « la fabrication de l’ennemi » (3) est la méthode la plus éprouvée pour souder une alliance. Cela permet également de justifier l’augmentation des budgets militaires et de faire taire toute opposition suspecte de défaitisme, voire de trahison. L’effet final recherché est l’intégration d’une Ukraine exsangue au sein du marché unique, pour le plus grand profit des donneurs d’ordres européens qui y trouveront une sous-traitance à bon marché pour améliorer leur compétitivité-coûts dans la confrontation commerciale annoncée à l’échelle planétaire.
Une troisième voie ?
A côté de ce scénario, existe-t-il une troisième voie moins cynique ? Il pourrait s’agir d’une variante du scénario n°2, qui prendrait la forme d’une alliance européenne qui reprenne l’acquis otanien, avec ou sans les Américains. Elle aurait pour effet final recherché, à terme, une véritable architecture européenne de sécurité fondée sur la crédibilité d’une alliance militaire européenne reprenant l’héritage de l’OTAN sans donner au « compétiteur stratégique » le prétexte d’une agressivité manifeste. Construite sur une dissuasion franco-britannique épaulée par une masse de manœuvre germano-polonaise et une capacité navale ibéro-héléno-italienne, cette alliance serait suffisamment sûre (au sens fort) d’elle-même qu’elle pourrait proposer une détente durable à la Russie tout en garantissant la sécurité de ceux qui la rejoindraient.
Au terme d’un investissement initial conséquent sur plusieurs années, aux effets économiques bénéfiques (4), la détente pourrait se traduire par une décroissance des budgets militaires permise par un système de sécurité collective fondé sur des accords de désarmement raisonné et une vérification mutuelle des capacités autorisées. Les retombées économiques de l’effort exceptionnel de défense permettront à l’industrie civile de trouver de nouveaux relais de croissance, l’idée étant d’éviter une course aux armement sans issue qui finirait par menacer la paix et la prospérité de l’Europe. Ce scénario est, à notre avis, le seul de nature à préserver nos intérêts et nos valeurs à long terme.
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2 Cf. notre précédente chronique : OPINION. Elargis l’espace de ta tente atomique !
3 Cf. Conesa, 2010 : https://doi.org/10.3917/ris.076.0035
4 Cf. notre précédente chronique : OPINION. Pourquoi l’augmentation des investissements militaires est bon pour l’économie française
* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
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Le groupe de réflexions Mars*