Nos entreprises de taille intermédiaire sont confrontées à un bouleversement sans précédent de leur environnement économique. Guerre en Ukraine, tensions sino-américaines, crise énergétique, renforcement du protectionnisme : la mondialisation laisse peu à peu place à une ère où la souveraineté économique et la résilience priment sur l’optimisation des coûts. Dans ce contexte, l’industrie française, notamment dans l’automobile, la métallurgie et la chimie, se trouve en première ligne.
Des chaînes d’approvisionnement sous tension géopolitique
La mondialisation des trente dernières années était dominée par l’optimisation des chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, ce paradigme est remis en cause. Les États renforcent leur interventionnisme économique, à l’image des restrictions chinoises sur l’exportation de métaux critiques, des contrôles américains sur les semi-conducteurs et des efforts européens pour gagner en autonomie industrielle. Ces changements affectent directement les ETI, qui voient leurs marges s’éroder et leur accès aux marchés internationaux se complexifier.
Face à ces tensions, les ETI doivent repenser leurs chaînes logistiques. On assiste à une re-régionalisation des approvisionnements avec le “friend-shoring” et le “near-shoring”, privilégiant des partenaires commerciaux de confiance. Mais encore faut-il définir ce qu’est un “partenaire stratégique”. Les chaînes d’approvisionnement deviennent un facteur de souveraineté industrielle à part entière.
En parallèle des chaînes physiques, les chaînes numériques deviennent, elles aussi, des cibles privilégiées. Selon l’ANSSI, 37 % des cyberattaques par rançongiciel visent des PME ou ETI, souvent insuffisamment préparées.
La résilience numérique doit donc faire partie intégrante de la stratégie industrielle. L’analyse des dépendances technologiques ne peut faire l’impasse sur la cybersécurité, devenue une composante de la souveraineté économique.
Un enjeu de conception « géopolitiquement résiliente »
Le choix des technologies et des matières premières peut déterminer la vulnérabilité d’une entreprise face à la pression internationale. Prenons l’exemple des batteries : la technologie lithium-ion, dominée par la Chine, expose les industriels à des risques d’approvisionnement. Les batteries sodium-ion, bien que moins performantes, offrent une alternative stratégiquement plus sûre.
Les critères de sécurité, de traçabilité et de résilience s’imposent dans les marchés publics. L’Europe, via sa stratégie de sécurité économique et le Critical Raw Materials Act, dessine un cadre favorable aux acteurs souverains. Les ETI peuvent capitaliser sur leur ancrage territorial et leur capacité d’adaptation pour devenir un maillon de confiance dans des chaînes ébranlées.
Anticiper les foyers de tension et prendre en compte la question climatique
Les zones de conflit ou de tension (Taïwan, Ukraine, Afrique) appellent à une analyse fine des risques. Des opportunités de reconstruction ou de reconfiguration existent, à condition d’anticiper. Les dirigeants doivent aussi renforcer leur veille géopolitique et nouer des partenariats locaux pour accéder aux marchés en mutation.
Le nouveau paradigme résulte de deux forces convergentes : la rivalité sino-américaine et les limites planétaires. L’économie est de nouveau réintégrée dans la sphère régalienne. Pour les ETI, cela suppose d’articuler performance industrielle, sécurité des approvisionnements, et transition écologique.
Nos ETI industrielles ne sauraient être de simples spectatrices des bouleversements en cours. Elles doivent s’adapter, anticiper et réinventer leur stratégie pour consolider leur place dans l’économie mondiale. Pour ce faire, si la stabilité et la visibilité – notamment en matière fiscale et réglementaire – sont primordiales, leur plus grand atout demeure les capacités stratégiques de leurs dirigeants.
(*) Diplômée de Sciences Po Paris et de l’ENA (promotion Léopold Sédar Senghor, 2004), Fanny Letier est la co-fondatrice, aux côtés de François Rivolier, de GENEO Capital Entrepreneur, un fonds d’investissement dédié aux ETI et PME françaises. Ancienne patronne du CIRI et de l’activité fonds propres de Bpifrance, elle a débuté sa carrière à la Direction générale du Trésor, puis a dirigé le Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) de 2009 à 2012. En 2013, elle rejoint Bpifrance en tant que directrice exécutive, en charge des investissements dans les PME et de l’accompagnement des entreprises. Fanny Letier s’intéresse à tous les sujets touchant aux ETI, aux PME et à l’industrie – notamment la simplification économique, l’accès à la commande publique, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement ou encore l’excès de normes.
Diplômé de l’ENA (promotion Léopold Sédar Senghor, 2004) et de l’Institut d’administration des entreprises de Paris, Olivier Sueur est un entrepreneur spécialisé dans le conseil stratégique, notamment auprès des ETI et PME industrielles. Il a occupé plusieurs postes au sein de l’administration, notamment en tant que conseiller diplomatique à la Représentation permanente de la France auprès de l’OTAN (2012-2017) et sous-directeur en charge de l’OTAN, de l’Union européenne et de l’ONU à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (2017-2020), ainsi que dans le secteur privé (PricewaterhouseCoopers). Parallèlement, il est chercheur associé à l’Institut d’études de géopolitique appliquée et enseignant à Sciences Po Paris.
Fanny Letier et Olivier Sueur