Alors qu’il est question en ce moment de supprimer la Commission Nationale du Débat Public (CNDP), le gouvernement vient de l’affaiblir encore, court-circuitant une concertation publique en cours destinée à évaluer la phase 1 d’un projet industriel (ingénierie de base), en décidant dès maintenant de financer sa phase 2 (conception avancée). Le mercredi 23 avril, le ministre des Transports, Philippe Tabarot, et le ministre chargé de l’Industrie et de l’Énergie, Marc Ferracci, annonçaient attribuer un financement de 100 millions d’euros à quatre start-up, dont Elyse Energy, porteur du projet E-CHO, alors que la concertation sous l’égide de la CNDP a déjà permis de faire apparaître des faiblesses majeures dans la conception de ce projet risqué de 2 milliards d’euros. À travers l’exemple de ce projet, nous souhaitons démontrer dans cette tribune le rôle essentiel de la CNDP pour assurer que les investissements publics et privés ne se font pas à perte et sont socialement acceptables, garantissent la sécurité des citoyens ainsi que le respect de notre environnement.
Le projet E-CHO (qui serait implanté à Mourenx dans les Pyrénées-Atlantiques) vise avant tout la production de kérosène à partir d’hydrogène et de bois, qui proviendrait en majeure partie de récoltes forestières de plusieurs milliers d’hectares par an. La matière première ligneuse sèche est réduite en poudre et transformée en gaz de synthèse, qui est combiné avec de l’hydrogène pour produire de longues chaînes de molécules hydrocarbonées. Une fois raffinées, ces dernières donnent ce qui est appelé du « e-bio-kérosène », supposé remplacer 1 % de la consommation annuelle de kérosène en France. Le processus lui-même rejette environ 20 % du CO2 contenu dans le bois sec, et, une fois brûlé dans les réacteurs d’avion, l’e-bio-kérosène relâche en plus dans l’atmosphère du CO2 stocké initialement dans le bois.
Le projet est présenté comme « décarbonant » le transport aérien, mais rien n’est donc plus faux. C’est une première faiblesse de conception, car le bilan carbone du projet est plus mauvais que celui d’une production de quantités équivalentes de kérosène à partir de ressources fossiles. Le label « bas carbone » provient d’un artifice politique, qui comptabilise les émissions de CO2 provenant de kérosène issu du bois comme étant égal à zéro alors que celles du kérosène issu de ressources fossiles sont comptabilisées à leur valeur réelle. Cet artifice vise tout simplement à promouvoir l’utilisation de bois à tout va, une politique qui n’est plus soutenable à l’heure actuelle eu égard à la situation des forêts européennes.
Nous en arrivons donc à une deuxième faiblesse : à cause du réchauffement climatique, il n’y aura bientôt plus assez de bois pour tous les usages indispensables et certainement pas assez pour faire voler les avions. Les modélisations de l’IGN indiquent que les récoltes destinées aux usages courants additionnés à la mortalité vont bientôt dépasser le renouvellement. La forêt française pourrait devenir émettrice de CO2 dès 2030 au lieu de continuer à être un puits de carbone. Cette situation dramatique risque de durer jusqu’à ce que la forêt retrouve un nouveau dynamisme grâce à la croissance d’essences adaptées au climat qui se réchauffe. Ceci doit induire un changement majeur dans notre perception et gestion de la forêt. Selon deux rapports récents de l’Académie des Sciences, elle doit être préservée au maximum au cours de cette période de transformation. En s’alimentant avec du bois, le projet E-CHO contribue à augmenter le réchauffement climatique. Mis à disposition de ce projet, l’argent des investisseurs publics et privés est une prime à la « carbonation », alors que nous devons tout faire pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Autre problème que soulève le projet : les dangers liés à la production d’hydrogène, qui se ferait à l’aide d’un électrolyseur de 420 MW, constitué de l’assemblage de 84 modules de petits électrolyseurs de 5 MW, une dimension gigantesque compte tenu de l’état actuel de la technologie. Il n’en existe aucun dans le monde de cette envergure et surtout aucun opérant de manière routinière, ce qui permettrait d’évaluer le fonctionnement dans la durée. Le fournisseur choisi n’a jamais produit un appareil semblable. Comme il n’y a donc aucun recul sur le comportement dans le temps d’un tel dispositif, nous ne disposons d’aucune accidentologie.
Or, l’hydrogène est un gaz très inflammable au contact de l’oxygène de l’air. En cas de fuite d’un module contenant de l’hydrogène, une source d’énergie minime (point chaud, électricité statique…) amorce une explosion, qui pourrait se propager à d’autres modules par effet domino. Pour fixer les idées, l’énergie d’amorce requise est celle qu’il faut pour élever un objet de 2 g de seulement 1 mm. Vraiment minime ! Elyse Energy se propose d’installer cet électrolyseur géant le long d’une route départementale très fréquentée et à proximité immédiate d’habitations, alors que les conséquences d’une explosion peuvent être dramatiques. Par principe de précaution, les électrolyseurs projetés ailleurs dans le monde s’établissent donc à grande distance (généralement plus d’un kilomètre) de zones urbanisées. L’emplacement choisi est humainement inacceptable, et ce choix est le fruit d’une erreur flagrante de conception.
Si l’on fait le bilan de toutes les insuffisances avérées du projet E-CHO, il est clair que la phase 1 ne peut être poursuivie en l’état. En finançant dès maintenant une phase 2, le gouvernement veut ignorer la démarche démocratique entreprise sous l’égide de la CNDP ainsi que les faiblesses du projet. L’argent du contribuable ne doit pas servir à financer un mauvais projet, qui contribue en fin de compte à accroitre le réchauffement climatique. Cet exemple souligne que le démantèlement des agences comme la CNDP, l’ADEME, l’ANSES, l’OFB ou Santé Publique France serait un déni de démocratie, qui ferait disparaître des éléments essentiels de la protection des citoyens au profit d’intérêts économiques privilégiés et à très court terme.
(1) https://www.ign.fr/publications-de-l-ign/institut/domaines-intervention/foret/annexes-projections-foret-bois-ign-fcba.pdf
(2) Selon l’IGN, « la forêt ne peut pas être un puits infini de carbone » car, les mortalités ayant doublé en dix ans, elles « abaissent brutalement des stocks de bois sur pied qui ont mis des décennies à se constituer ».
https://www.ign.fr/mag/la-foret-ne-peut-pas-etre-un-puits-infini-de-carbone
(3) https://www.academie-sciences.fr/les-forets-francaises-face-au-changement-climatique et https://www.academie-sciences.fr/quelles-perspectives-energetiques-pour-la-biomasse
(*) Jacques Descargues, Ancien Secrétaire Général de l’ONF, Ancien Président des communes forestières du Limousin, Ancien Vice-président du Conseil Général de la Corrèze, Diplôme: CPA Paris et Spécialiste stratégie secteur Forestier et territoires ruraux.
Henri Pépin a obtenu un doctorat d’Etat en Sciences Physiques de l’Université de Paris en 1968. Il est professeur émérite de l’Institut National de la Recherche Scientifique du Québec (INRS). Ses domaines de spécialité sont la Physique des lasers et la Physique des Plasmas. Il est l’auteur de plus de 230 articles dans les revues scientifiques les plus prestigieuses. Il a été directeur du laboratoire d’interaction laser matière du Centre Energie Matériaux Télécommunications de l’INRS. Il a été directeur de ce centre. Il a été président du comité de physique du Conseil de Recherche en Sciences naturelles et en Génie du Canada. Il a été chercheur attaché à l’Ecole Polytechnique en France et au Lawrence Livermore National Laboratory aux Etats-Unis.
Peppino Terpollili, Thèse d’état en Mathématique appliquées, Université de Pau, Chercheur, notamment en géosciences, dans une grande entreprise de l’Energie et Co-rédacteur du Plan Climat Empreinte 2050
Jacques Descargues, Henri Pépin et Peppino Terpollili