Défiance, isolement, précarité : la France traverse une crise profonde et silencieuse, celle de la dégradation du lien social. Selon l’enquête Solitudes 2024 de la Fondation de France, 12 % des Français vivent en situation d’isolement relationnel, et 22 % ne disposent que d’un seul cercle de soutien (amis, famille, voisins…). Si l’on parle souvent de la dégradation du lien social comme d’un effet collatéral de la pauvreté ou du vieillissement, il s’agit en réalité d’un enjeu central, qui touche à la fois les personnes âgées et les jeunes, les urbains et les habitants de la campagne. En plus de fragiliser les individus, elle affaiblit la cohésion sociale et, à terme, la compétitivité des entreprises et des territoires : un tissu social désagrégé nuit à l’attractivité économique, à la productivité et à l’innovation.
Cette crise repose sur un mal plus insidieux : l’érosion de la confiance des Français. En 2024, 79 % des Français se méfient des inconnus (Baromètre de la Fraternité), et seuls 30 % déclarent croire en la politique (CEVIPOF). Dans un climat marqué par le repli sur soi et la fragmentation, les repères collectifs s’effritent. La défiance n’est plus une posture marginale, elle devient une norme sociale. Elle nourrit un terreau fertile au populisme. Lorsque la confiance dans les institutions, les médias, et même à l’égard des autres citoyens s’effondre, la tentation du rejet et du repli identitaire progresse. Dans de nombreuses démocraties, la montée des populismes s’appuie justement sur cette désagrégation des liens sociaux et ce vide de sens collectif pour proposer des récits d’opposition plutôt que de cohésion, et substituer la peur au dialogue.
Face à cette réalité, il est important de considérer le lien social non plus comme un simple effet collatéral, mais comme un objet politique à part entière. Cela suppose d’aller au-delà des intentions : pour reconstruire du lien, nous devons être capables de le mesurer, d’en comprendre les dynamiques, et d’évaluer l’impact de nos actions.
Or, aujourd’hui, nous manquons d’un cadre partagé pour le faire. Le lien social est souvent évoqué sous d’autres termes — inclusion, solidarité, participation — sans être appréhendé dans toute sa complexité. Sans indicateurs communs, sans grille de lecture partagée, il est impossible d’objectiver ce que nous cherchons à préserver ou à reconstruire. Cela freine la reconnaissance, la valorisation, et surtout la pérennisation des initiatives locales qui œuvrent chaque jour à retisser des liens entre les citoyens.
Retisser du lien social, un acte politique
Adopter des indicateurs communs pour mesurer l’état du lien social, c’est se donner les moyens de mieux comprendre ce qui renforce la cohésion ou, au contraire, ce qui l’affaiblit. C’est pouvoir poser la question, à chaque niveau de décision publique ou privée : cette action, cette réforme, ce projet, renforcent-ils ou fragilisent-ils le lien social ? C’est aussi donner aux collectivités, aux associations, aux entreprises et aux citoyens un outil pour orienter leurs engagements et évaluer leurs effets de manière concrète et lisible.
Aujourd’hui, nombre d’actions locales contribuent à retisser du lien, portées par le monde associatif, mais aussi le monde de l’entreprise ou soutenu par les collectivités : cafés associatifs, colocations intergénérationnelles, maisons de quartier, tiers-lieux… Mais sans cadre d’évaluation partagé, elles peinent à démontrer leur impact, à convaincre les financeurs, ou à être intégrées dans les politiques publiques. Résultat : des actions souvent utiles, mais dispersées et difficilement pérennes. Définir des indicateurs communs de mesure d’impact permettrait de mieux coordonner les efforts, d’orienter les investissements vers les initiatives les plus structurantes, et d’essaimer à plus grande échelle celles qui font leurs preuves sur le terrain.
L’enjeu de ce consensus sur la définition du lien social et de sa mesure, c’est aussi de mobiliser tous les acteurs qui agissent en faveur du maintien et de la création de liens, les associations et les collectivités locales, les entreprises et les chercheurs, autour d’une méthodologie d’évaluation d’impact pour comprendre les facteurs de fragilisation du lien social. C’est affirmer que le lien social constitue un levier fondamental pour construire notre avenir. Un avenir où les citoyens se sentent pleinement acteurs, où les différences deviennent des ressources, où l’on apprend à faire société autrement. Cela suppose en outre de repenser les formes de la participation démocratique, de soutenir les lieux de rencontre et d’expérimentation, d’ouvrir des espaces de dialogue là où les tensions grandissent.
Le lien social ne se décrète pas. Il se construit, il se nourrit, il se protège. Il traverse les politiques de santé, d’éducation, d’emploi, d’aménagement, de culture. Il concerne tout le monde, partout. Il est donc temps d’en faire une priorité nationale transversale, adossée à une définition claire et des objectifs mesurables.
Le lien social ne se décrète pas. Il se construit, il se nourrit, il se protège. Il traverse les politiques de santé, d’éducation, d’emploi, d’aménagement, de culture. Il concerne tout le monde, partout.
Définir et mesurer le lien social, ce n’est pas un exercice symbolique. C’est un acte politique fort. C’est reconnaître que la société ne tient pas seulement par des normes ou des lois, mais aussi par les relations humaines, les engagements mutuels, la confiance réciproque. Par ce qui compte vraiment. Et ses fondations doivent être soutenues, entretenues, pensées à la hauteur des défis de notre temps.
Il est encore temps d’agir. C’est en posant ce cadre que nous pourrons bâtir un nouveau contrat social, pensé et porté collectivement.
Signataires :
- Tony Bernard, directeur général, Impact Tank
- Agnès Audier, présidente, Impact Tank
- Hélène L’Huillier, économiste, chercheuse associée Essec Business School
- Tarik Ghezali, co-fondateur, La Fabrique du Nous
- Cécile Daclin, déléguée Générale, Fondation RTE pour les ruralités
- Elodie Jimenez, sociologue
- Christian Lema, directeur international en charge des enjeux environnementaux, sociétaux et de Gouvernance, Nhood
- Richard Curnier, directeur régional Ile-de-France, Banque des Territoires
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Tony Bernard, directeur général d’Impact Tank et Agnès Audier, présidente d’Impact Tank