Nous sommes trois femmes de générations qui se succèdent, mais qu’un sombre passé commun relie pourtant. Nos existences s’entrelacent à travers trente années d’un entre-soi qui a protégé les auteurs des abus sexuels commis sur les enfants que nous étions. Nos chemins se croisent au détour des mêmes rues, autour d’agresseurs communs qui, sous couvert d’un prétendu élitisme intellectuel et esthétique, ont en réalité perpétré l’indicible.
Le 14 juin 2024, Libération publiait le premier article d’une longue enquête intitulée « Les hommes de la rue du Bac », révélant les sévices sexuels infligés à Inès Chatin dans son enfance par des hommes appartenant aux plus grandes figures intellectuelles, littéraires et judiciaires de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980.
Mathilde Brasilier a longtemps porté le fardeau de l’omerta. Le 30 août 2019, L’Harmattan publiait Le Jour, la nuit, l’inceste, récit autobiographique des abus sexuels subis par sa fratrie entre 1964 et 1969, au cœur du quartier Saint-Germain-des-Prés, et perpétrés par un père cultivant des liens intimes avec des figures communes à celles de la rue du Bac. La puissance des mots de Mathilde a levé le voile sur une véritable culture de prédation, habilement protégée par le silence de l’entre-soi.
Blandine de Chalon porte un nom dont l’illustre a cautionné l’inceste. Le 5 juillet 2001, le quotidien Le Progrès révélait la condamnation du comte de Chalon, proche du père adoptif d’Inès Chatin, pour les agressions sexuelles commises sur ses filles courant 1995 et 1996. Le journal titre « Coupable, mais dispensé de peine », révélant que « son appartenance sociale et ses appuis dans les plus hautes sphères » lui ont ainsi offert l’impunité.
Nos enfances ont été brisées par une idéologie partagée par nos agresseurs.
Nos enfances ont été brisées par une idéologie partagée par nos agresseurs et qui, parfois sous prétexte d’un héritage antique prônant le culte du corps de l’enfant, prétendait justifier l’injustifiable. Une idéologie pédocriminelle qui a prospéré dans les cercles les plus privilégiés de la société, et qui existe toujours. Car nos passés dressent le portrait d’un système qui perdure aujourd’hui encore, à travers un mécanisme de reproduction de génération en génération qu’il faut à tout prix dénoncer. Un système où l’entre-soi masque l’abus, où la culture devient alibi, et où les héritiers continuent de protéger les leurs.
La justice elle-même trébuche trop souvent sur les décorations à la boutonnière, les amitiés et les carrières, accentuant de ce fait le sentiment d’impunité. À travers nos histoires, on entrevoit aussi toutes celles et ceux dont la parole reste encore emmurée sous les lambris dorés, toutes les victimes de l’ombre qui craignent d’être ostracisées, rejetées de leur milieu social pour avoir osé prendre la parole. C’est cette mécanique du silence qui met encore les enfants en danger.
Il est urgent d’apporter notre soutien à celles et ceux qui osent braver l’interdit. Les loyautés d’appartenance, qui décuplent la mécanique du silence, ne peuvent plus s’entendre autrement que comme une complicité. La loi impose d’ailleurs le devoir de signaler les situations de danger pour un enfant. Faire le choix de les taire entraîne de lourdes sanctions judiciaires.
Nous appelons à briser la chaîne de l’impunité et du silence.
Nous appelons à briser la chaîne de l’impunité et du silence. Nous nous dressons contre cette idéologie, ce mythe de l’élite éclairée qui s’octroie le droit de détruire des vies, considérant l’enfant comme un objet de désir et de plaisir de l’adulte.
Nous avons choisi de rompre le silence, pour celles et ceux qui n’ont pas encore pu le faire. Pour affirmer que l’éclat des médailles et des noms ne peut plus servir de refuge aux bourreaux. Car il est temps de mettre fin au règne de l’impunité.
Nous appelons toutes les victimes de l’ombre à prendre la parole à visage découvert. Nous appelons également tout témoin d’enfances en danger à se manifester pour les protéger. Les silences complices sont le plus grand danger. N’ayez plus peur de parler ! Il est temps d’agir, réveillons-nous !
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Par Mathilde Brasilier, Inès Chatin et Blandine de Chalon