Le modèle économique américain, longtemps présenté comme l’archétype du capitalisme triomphant, montre aujourd’hui ses limites. Sa configuration actuelle évoque davantage celle d’un pays en voie de développement : les États-Unis exportent des matières premières (produits agricoles, gaz naturel liquéfié, pétrole brut) et importent massivement des produits manufacturés à forte valeur ajoutée depuis des pays comme la Chine, l’Allemagne, le Japon ou le Mexique. Cette dépendance croissante met en péril la souveraineté économique du pays.
En 2024, le déficit commercial américain a dépassé les 920 milliards de dollars, soit une hausse de plus de 17 %. Ce déséquilibre traduit une fragilité structurelle : les importations explosent dans les domaines de la consommation courante, des technologies, des véhicules et des équipements informatiques, tandis que les exportations stagnent ou reculent. La conséquence est claire : la puissance économique américaine repose de plus en plus sur la consommation de produits conçus et fabriqués ailleurs. Cela renforce la position stratégique de ses concurrents, notamment la Chine, et affaiblit sa propre autonomie.
La solution durable réside dans une réindustrialisation profonde et ambitieuse. Il ne s’agit pas de quelques relocalisations symboliques, mais d’un effort structurant visant à reconstituer tout l’écosystème industriel : recherche, innovation, formation, chaînes logistiques, financement. Or, les subventions étatiques, à elles seules, ne suffisent pas. L’exemple de la France en est la preuve : malgré une multiplication d’aides publiques et de plans de relance, la désindustrialisation se poursuit. Sans vision stratégique claire ni contrainte productive, ces aides alimentent davantage la dépendance que la résilience.
L’exemple le plus frappant de cette stratégie industrielle suicidaire se trouve dans le secteur automobile. L’Europe, sous pression idéologique et au nom de l’urgence climatique, a opté pour un « tout électrique » précipité, excluant toute exploration alternative comme l’hybride, l’hydrogène ou les carburants de synthèse. Ce choix technologique exclusif a accentué notre dépendance envers la Chine, leader mondial des batteries, des terres rares et des composants électroniques.
Pire encore, l’ouverture sans condition du marché européen à la concurrence chinoise a créé un double choc : technologique et commercial. Des usines ferment, des milliers d’emplois sont menacés, et les constructeurs européens, coincés entre exigences environnementales rigides et concurrence étrangère subventionnée, perdent en compétitivité. Ce qui fut un pilier de notre puissance industrielle est aujourd’hui un secteur en déclin rapide.
Face à ce constat alarmant, il est urgent de changer de paradigme
L’Europe doit sortir de sa naïveté commerciale et de ses dogmes idéologiques. La coopération intelligente devient vitale. Il ne s’agit pas de renoncer à nos valeurs ou à notre ambition écologique, mais de les ancrer dans une stratégie réaliste : nouer des partenariats industriels dans les secteurs où nous avons encore un avantage compétitif, sécuriser les chaînes d’approvisionnement critiques et exiger une stricte réciprocité commerciale.
Dans cette dynamique, une approche plus offensive devient nécessaire. Il faut oser conditionner l’accès à nos marchés à une production locale partielle ou à des engagements clairs sur l’emploi, l’innovation ou l’impact environnemental. C’est ce que les États-Unis commencent à faire sous l’impulsion de Donald Trump, dans une logique de souveraineté assumée. Ce que certains qualifient de protectionnisme est, en réalité, un instrument de survie économique dans un monde de plus en plus conflictuel.
La France pourrait s’inspirer de cette stratégie en ciblant des secteurs clés : la high-tech, les semi-conducteurs, l’agroalimentaire, les industries vertes. L’exception culturelle française a su préserver notre industrie audiovisuelle face à l’hégémonie hollywoodienne ; une logique similaire pourrait s’appliquer à d’autres domaines stratégiques.
La théorie classique de Ricardo sur les avantages comparatifs ne tient plus dans un monde déséquilibré et géopolitiquement instable. La Chine l’a bien compris : elle utilise ses excédents commerciaux pour renforcer sa puissance, investir, contrôler ses chaînes de valeur et asseoir son influence mondiale. C’est une leçon que la France et l’Europe feraient bien de méditer.
Le numérique constitue aujourd’hui l’un des leviers les plus puissants de domination. Les grandes plateformes étrangères — GAFAM, BATX — dominent notre espace numérique, contrôlent nos données, nos standards, nos flux d’information et nos infrastructures critiques. Ce n’est plus simplement une question économique, mais une question de souveraineté nationale. Santé, éducation, défense, industrie : tous les secteurs vitaux sont désormais dépendants de technologies que nous ne maîtrisons plus.
Pour reprendre le contrôle, la France doit envisager des mesures fortes. L’introduction de droits de douane numériques ciblés est l’un de ces outils. Ces droits doivent s’appliquer aux services ou produits numériques étrangers qui profitent de subventions massives, ne respectent pas nos normes ou freinent l’émergence de solutions locales. Ce ne serait pas un repli, mais un mécanisme de rééquilibrage et de protection stratégique.
Sans souveraineté numérique, la France risque de devenir un simple marché passif, dépendant des technologies étrangères, incapable d’agir, d’innover ou de se défendre. Un pays qui ne décide plus pour lui-même est un pays qui disparaît.
Il est encore temps de réagir. Il faut :
- Assumer une politique industrielle numérique ambitieuse,
- Protéger nos startups et nos PME,
- Exiger la réciprocité commerciale dans le numérique,
- Et construire une Europe du numérique solide, intégrée, souveraine en collaborant les meilleurs (notamment la Chine et l’Inde).
Car notre futur se joue ici et maintenant. Si nous n’agissons pas, ce ne sont pas seulement nos données qui nous échapperont, mais notre capacité à exister en tant que puissance dans le monde de demain.
(*) Xavier Dalloz dirige depuis plus de 30 ans le cabinet Xavier Dalloz Consulting (XDC), spécialisé dans le conseil stratégique sur l’intégration des nouvelles technologies dans les entreprises. Il enseigne également à l’ICN Business School, partageant son expertise avec les futurs leaders du numérique. Parmi ses engagements récents, il a co-organisé le World Electronics Forum (WEF) à Angers en 2017, Grenoble en 2022 et Rabat en 2024. Il a également introduit et animé le WEF lors du CES 2023 à Las Vegas, à la demande de la CTA.
Xavier Dalloz