En ce mois d’avril, la France assume la présidence tournante du Conseil de sécurité des Nations unies. À cette occasion, elle réaffirme son attachement pour un multilatéralisme efficace et fondé sur le respect du droit international. Sa feuille de route place au cœur de ses priorités la gestion des principales crises internationales : la guerre d’agression russe en Ukraine, les conflits au Moyen-Orient, la situation dans la région des Grands Lacs, au Soudan et au Soudan du Sud ainsi qu’en Haïti. Fidèle à sa vision d’un ordre international plus représentatif, la France soutient une réforme du Conseil de sécurité, incluant un élargissement aux membres permanents et non permanents, notamment pour refléter la place des pays africains sur la scène mondiale.
Cette présidence intervient à un moment charnière ou l’efficacité du multilatéralisme, comme la légitimité du Conseil de sécurité lui-même, sont de plus en plus questionnés face à l’enlisement des conflits. L’urgence d’une réforme structurelle ne peut plus être ignorée. Le blocage du Conseil de sécurité s’explique par des obstacles structurels désormais bien identifiés : droits de véto, les rivalités entre puissances et l’absence d’adaptation aux réalités géopolitiques contemporaines. Il suffit d’un seul des cinq membres permanents ー États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni pour paralyser toute décision, y compris face à des crimes de masse ou à des violations du droit international. Cette paralysie prive l’ONU de sa vocation première : prévenir, arbitrer, décider.
Les exemples récents confirment cette impasse structurelle : La Russie et la Chine ont régulièrement opposé leur véto à des résolutions concernant la Syrie, empêchant toute action significative pour mettre fin à la guerre civile. Le 30 septembre 2022, la Russie a bloqué une résolution qui condamnait l’annexion de quatre régions ukrainiennes par Moscou et demandait le retrait immédiat de ses troupes. En 2023, le Conseil de sécurité a vu l’utilisation du droit de véto à six reprises, contre une moyenne de 3,8 vétos par an entre 2013 et 2022. Cette recrudescence traduit l’aggravation des tensions géopolitiques accrues et l’incapacité croissante du Conseil à adopter des mesures concertées.
Selon l’indice Elcano de Présence (2023), qui mesure la projection internationale des États à travers trois dimensions 一 économique, militaire et « soft présence » (« soft power ») 一 les cinq membres permanents du Conseil de sécurité figurent en tête du classement, parmi les sept premières puissances mondiales.Cette présence globale reflète leur capacité à agir et à façonner l’ordre international, et repose sur une structure relativement homogène pour quatre d’entre eux : les États-Unis, la Chine, la France et le Royaume-Uni présentent un équilibre (« smart power ») entre influence normative (soft présence) et puissance militaire, adossé à une base économique solide. À titre d’exemple, les États-Unis cumulent 343 points économiques, 148 en soft présence et 117 en militaire, illustrant un équilibre structurant entre autorité coercitive, attractivité et puissance économique. La Chine affiche une configuration similaire avec 328 points en économie, 77 en militaire et 87 en soft présence. La Russie, en revanche, se distingue par un déséquilibre marqué : forte puissance militaire mais une « soft présence » très faible (25). Un contraste renforcé par son isolement diplomatique depuis le début de la guerre d’agression contre l’Ukraine.
Dans son dernier rapport, l’ONG International Crisis Group observe que “les efforts de l’ONU pour répondre aux crises se fragmentent entre différentes institutions à mesure que l’autorité du Conseil de sécurité décline”.
Comment redonner à l’Organisation des Nations Unies sa portée politique ? Depuis des années, les appels à la réforme se multiplient : élargissement du Conseil de sécurité, meilleure représentativité des puissances émergentes, simplification des procédures, recentrage des mandats, transparence accrue. Mais à l’heure du 80e anniversaire, une bascule semble possible. Récemment, le Secrétaire général Antonio Guterres affirme ” The UN has never been more needed”.
L’ONU, en réalité, souffre d’un mal commun à de nombreuses démocraties : une prudence face à la complexité, un attachement aux processus plus qu’aux résultats, et un décalage croissant entre la norme énoncée et la réalité imposée par les rapports de force. Elle s’est longtemps pensée comme un acteur de « soft power » 一 faiseur de normes, catalyseur du multilatéralisme, vecteur de valeurs. Elle doit désormais dépasser ce rôle normatif.
Dans ce contexte, les institutions internationales, à commencer par l’ONU, doivent s’inspirer des démocraties libérales dans leur manière d’exercer la puissance, en conjuguant autorité légitime et capacité coercitive. Comme l’a souligné le politologue Joseph Nye, “la puissance durable vient de la capacité à convaincre autant qu’à contraindre”. Ce modèle d’équilibre ー entre pouvoir d’attraction et pouvoir de contrainte ー est un fondement des démocraties modernes, et il devrait inspirer une gouvernance multilatérale repensée. En 2023, une étude de la Brookings Institution (1) à propos de l’intelligence artificielle, confirme cette logique : les institutions internationales les plus efficaces sont celles qui adoptent des formes hybrides de gouvernance, proches de celles des États démocratiques. La légitimité ne repose plus uniquement sur les principes, mais dans la capacité à agir. Si les démocraties libérales réussissent à conjuguer efficacité, transparence et responsabilité, les organisations internationales doivent suivre cette dynamique pour peser durablement sur les rapports de force.
Dans un monde traversé par les guerres hybrides, la montée des régimes autoritaires, la manipulation de l’information et la crise du droit international, l’ONU doit intégrer une nouvelle logique : celle du smart power institutionnel. Cela signifie dépasser la seule posture normative pour articuler des leviers d’attraction (normes, médiation, légitimité juridique) avec des instruments de contrainte légitime (sanctions, mandats d’intervention, autorité politique) dans un cadre institutionnel robuste. En d’autres termes, de retrouver une capacité d’action effective, fondée sur une puissance contraignante légitime : décisions coercitives, déploiements sous mandats, sanctions ciblées, recours renforcé au droit international. Un « hard power » institutionnel au service de la paix et du droit.
Des leviers existent. Depuis 2013, la France et le Mexique portent une initiative visant à encadrer le droit de véto dans les cas les plus graves : crimes contre l’humanité, génocides, atteintes massives à la sécurité internationale. Soutenue par plus de cent États, cette proposition mérite d’être relancée et renforcée. D’autres pistes sont envisageables : renforcement du rôle de l’Assemblée générale en cas d’obstruction, recours à des votes à majorité qualifiée pour les enjeux humanitaires, mobilisation de coalitions volontaires sous mandat onusien. C’est tout le sens de l’initiative UN 80, tout juste lancée par les Nations unies, qui propose une réforme structurelle autour de trois axes : efficacité opérationnelle, réévaluation des mandats, alignement stratégique sur les priorités du XXIe siècle : intelligence artificielle, nouvelles menaces sécuritaires et climat.
Refonder la puissance onusienne, c’est restaurer notre capacité collective à faire prévaloir le droit sur la force. Dans un monde d’urgences multiples, l’ONU doit redevenir un acteur politique à part entière, doté de leviers efficaces et d’une légitimité stratégique.
(1) Brookings institution, Network architecture for global AI policy, par Cameron F. Kerry, Joshua P.Meltzer, Andrea Renda et Andrew W.Wyckoff, 10 février 2025
Véronique Chabourine