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Décryptage
Par Cécile Guilbert
Publié le
Sans surprise, le talentueux (et très malin) Giuliano da Empoli est à nouveau plébiscité par les libraires, les médias et les lecteurs. Après Les Ingénieurs du chaos (2019) et Le Mage du Kremlin (2022), l’intellectuel italien de 51 ans s’intéresse une fois de plus aux seigneurs du bazar ambiant avec L’heure des prédateurs. Un court récit littéraire qui séduit davantage sur la forme (élégante) que sur le fond (finalement assez « léger »). Mais les médias l’adorent, lui accordent couverture sur papier glacé et long temps d’antenne face caméra, ou da Empoli, excellent « client » cathodique, est un très bon VRP de lui-même.
Dans L’heure des prédateurs, Giuliano da Empoli s’intéresse de nouveau au chaos global et aux puissants du jour. Mais à quel titre, en vérité ? Au titre de « conseiller politique » qu’il affirme pourtant ne plus être ? De directeur du “think tank” Volta, qu’il dirige à Milan ? Au titre d’ami de plusieurs présidents ?
Le lecteur n’en saura rien mais est excité par cet « expert » qui l’introduit, entre septembre et décembre 2024, de Montréal à New York et de Washington à Riyad, dans les cénacles du pouvoir où évoluent patrons de grandes entreprises, cerveaux de la tech et dirigeants politiques. D’autant que ce récit mêlant observations directes et réflexions, servi de surcroît par une écriture élégante dans une tonalité empreinte d’un humour très british, rassérène par sa culture classique qui manque cruellement aux élites technocratiques. Des qualités propres à séduire un lectorat friand d’entre-soi qui sait depuis au moins Chateaubriand que le pouvoir est toujours romanesque, et depuis Kafka, souvent inhumain.
Or curieusement, alors que l’on pourrait s’attendre, ici, à un exercice d’ « histoire originale » au sens de Hegel (celle racontée par les hommes « qui ont surtout décrit les actions, les évènements et les situations qu’ils ont vécus, qui ont été personnellement attentifs à leur esprit ») et que l’auteur est un habitué de l’excellente revue de géopolitique Le Grand Continent 1, il ne nous apprend rien sur le fait qu’ « au cours des trois dernières décennies, les responsables politiques des démocraties occidentales se sont comportés, face aux conquistadors de la tech, exactement comme les Aztèques du XVIe siècle » face aux troupes de Cortès. Sidérés, hésitants, ils ont cru, les amadouer à force de docilité, de bonne volonté, de soumission… l’analogie est brillante et le résultat connu. Mais encore ?
Férocité
Déjà connus aussi ? La proximité des milliardaires technologues et des dirigeants tentés par les coups de couteau dans l’État de droit (voir Bolsonaro, Milei et Trump), leurs intérêts convergents à manipuler les réseaux sociaux via les algorithmes pour faire monter la violence et les suffrages, leur népotisme, leur illettrisme. Rien de nouveau non plus sur l’abolition des distinguos public/privé et démocratie/dictature depuis que la puissance des GAFAM défie celle des États et les affole par leur gouvernance impénétrable, leur opacité procédurale, leur maîtrise d’une IA nourrie elle aussi du chaos qui ne s’embarrasse d’aucune règle, « centralise les données et les transforme en pouvoir ».
Dédaignant la théorie et le vocabulaire des débats communs (aucune mention ici des mots « illibéralisme », « impérialisme », « capitalisme », « populisme » ou « extrême droite »), Giuliano da Empoli repose ses lecteurs des médias mainstream en les embarquant dans une méditation plus noble sur l’action et la guerre, le pouvoir et la puissance qui constituent les référents éternels de la politique. Succès médiatique garanti !
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Comme tous les grands esprits témoins de leur temps qui le fascinent et dans les pas desquels il se glisse – Suétone, Guichardin, Malaparte –, l’ancien conseiller de Matteo Renzi préfère insister sur la difficulté et la violence intrinsèques au biotope politique. Il réfléchit, comme eux, à l’action, cette « première loi du comportement stratégique » dont le caractère résolu, audacieux et même irréfléchi, provoque « l’effet de sidération sur lequel se fonde le pouvoir du prince ».
Dans un environnement chaotique où le respect des règles et l’excellence intellectuelle propres à l’ancien establishment – « le consensus de Davos » – ne sont plus opérants, nous assistons donc à la résurgence d’une vieille histoire emplie de bruit et de fureur, de férocité et de ruse : celle, selon lui, des « borgiens » – d’après César Borgia, futur « modèle » de Machiavel. « Borgien » par excellence ? Mohammed Ben Salman, « bête de pouvoir réelle, moitié renard et moitié lion » dont la cruauté a défrayé avec effroi la chronique. « Borgiens » aussi ? Musk, Poutine, le président salvadorien Bukele ou encore l’ancien patron de Cambridge Analytica, cet Alexander Nix qui a « les manières d’un aristocrate de South Kensington et le code moral d’un voyou de Brixton ».
Prime à l’agresseur
Cela nous vaut des portraits acérés tantôt vachards (de Sam Altman, patron d’OpenAI, et de Yann Le Cun de Meta), tantôt affectueux (Francesco Cossiga, Henry Kissinger) mais au prisme d’une grille de lecture de l’histoire faite par les « grands » hommes (en l’occurrence les magnats de la tech et leurs affidés sans que jamais ne soient évoqués les marchés ou les forces sociales) alors même que l’auteur est à juste titre convaincu que nous n’assistons pas à des événements conjoncturels mais à un véritable changement d’époque : l’entrée dans une « ère de violence sans limites » où seul compte le rapport de force et d’autant plus dangereuse que la guerre offensive (cyber mais pas que) coûte aujourd’hui moins cher que la défensive et offre une prime à l’agresseur.
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Entièrement absent du livre et sans doute disqualifié par son mauvais goût des « extrêmes », on ne saura pas si le « peuple » est susceptible d’agir sur ce contexte. On ressent pourtant la sollicitude de l’auteur pour ce maire de la région parisienne qui essaie de désembouteiller sa commune ruinée par Waze et se bat contre des fantômes… Tout serait-il donc foutu ? Non, nous assure le « scribe aztèque », « la lutte continue ». D’accord, mais quelle lutte exactement ?
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Giuliano da Empoli, L’heure des prédateurs, Gallimard, 152 p., 19 €.
1 L’Empire de l’ombre, guerre et terre au temps de l’IA, Le Grand Continent (sous la direction de Giuliano da Empoli), IV, Gallimard, 2025
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne