Jason Maris
Rock indé
Publié le
Les indociles artistes américains Shannon Wright et Troy Von Balthazar voient paraître leurs nouveaux disques sur le même label indépendant français, Vicious Circle. Depuis vingt ans, l’une et l’autre nous impressionnent par leur liberté et leur créativité, jamais soumises aux lois du marché.
Le rock indé est un concept qui a été inventé à la fin des années 1970. Il se voulait porteur d’une vision politique ayant pour objet d’offrir un contrepoint aux grandes maisons de disques (les « majors ») en tentant de résister aux lois du marché. Les artistes appartenant à cette catégorie nous emmenaient hors des sentiers battus, sans dictature commerciale.
Des centaines de petits labels ont essaimé dans le monde. Parmi eux, Vicious Circle, fondé en 1993 à Bordeaux, s’est depuis constitué un catalogue de premier choix, avec les New Yorkais d’Elysian Fields ou The BellRays, et deux magnifiques artistes qui sortent leur nouvel album à un mois d’écart : Shannon Wright et Troy Von Balthazar n’ont rien à voir artistiquement mais font partie de ces étoiles solitaires que jamais l’Intelligence artificielle n’arrivera à remplacer. Troy Von Balthazar n’a-t-il pas dit un jour : « Ce sont les erreurs qui créent les chansons » ? Vivent les erreurs humaines, donc ! Chez ces deux musiciens, la beauté de leur musique provient de l’inattendu, du joli grain de sable dans la machine, ainsi que de leurs expériences personnelles.
En treize disques, depuis ses débuts en 1999, Shannon, née en Floride, a suivi sa route assez cabossée, jalonnée de découragements, de deuils qui hantent une musique souvent ombrageuse à travers des œuvres intimes, Secret Blood (2010), Division (2017) ou le superbe Providence (2019) qu’elle joue seule au piano. Cela faisait cinq ans qu’elle n’avait pas enregistré, frappée d’une maladie auto-immune qui faillit nous priver d’elle. La disparition, en 2021, de son ami, Philippe Couderc, le fondateur de Vicious Circle (par ailleurs du fondateur de l’excellent fanzine Abus Dangereux) la bouleversa aussi, tant cet homme se battit pour permettre à Shannon d’éployer sa musique loin des grandes structures. Ces drames hantent son nouvel album Reservoir of Love.
Liberté totale
Nous retrouvons sa mélancolie électrique, chimiquement pure, sa capacité à nous plonger dans une ambiance moite, sensuelle, à passer de la douceur à un son plus brut, se situant entre deux autres belles figures du rock, Beth Gibbons et PJ Harvey. Elle ne chante pas des titres très longs (on aimerait en avoir davantage), comme s’il s’agissait là de mouvements d’humeur consignés dans l’élan, de dépose dans nos oreilles des merveilles comme Shadows, un superbe hommage aux disparus.
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Aux ombres, Troy Von Balthazar préfère le soleil. Et nous invite à une toute autre ambiance, plus féminine, au fond, que la musique de la très électrique Shannon, même si lui aussi a aussi été affecté par de lourds problèmes de santé sans que l’on en sache plus. Avoir grandi à Hawaï, dans le mouvement des palmiers et de l’océan Pacifique, ne prédispose pas à la violence, bien qu’il ait longtemps fait partie d’un groupe sonique, Chokebore, longtemps affilié au grunge parce que Nirvana le prit un temps sous son aile.
Lorsque la formation se sépare en 2005, Troy Von Balthazar prend son envol, bien décidé à creuser un sillon raffiné, loin des producteurs castrateurs. Il n’hésite pas à vendre des affaires personnelles comme une basse électrique à laquelle il tient pour financer ses disques, vit avec peu comme un oiseau sur la branche. Il autoproduit ainsi ses deux premiers albums solos, se ménageant une liberté totale.
Soleil
Il assure tout lui-même, guitare, chant, batterie. Dès lors, sans bruit, péchant son inspiration dans les lieux de jouvence, de Berlin à notre Creuse (comme les Anglais de Tindersticks), au milieu de la nature sauvage, il sème des petits bijoux, un folk gracieux, des chansons mélancoliques sur le fil, avec de très jolies pièces comme le merveilleux Dogs (2005), Surfer (2016) ou un émouvant hommage à son maître Leonard Cohen, Mr Cohen (2021).
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Les années n’ont pas altéré sa friandise, et son nouveau et septième disque, Aloha Means Goodbye, enregistré à Angoulême où il s’est installé récemment, offre une orchestration élégiaque, des notes fluides de guitare, un violoncelle pleureur (Hammertime, quelle beauté !) et un piano poétique. Les sons y sont suspendus, éthérés, pleins de soleil. La souffrance ne lui a pas retiré son talent mélodieux. On ne sait pas si le titre envisage sa mort ou sa retraite, mais, comme dans le cas de Shannon Wright, la disparition semble guetter ce musicien fragile. C’est ce qui rend leur art à tous les deux si précieux.
***
Shannon Wright, Reservoir of love, Vicious Circle.
Troy Von Balthazar, Aloha Means Goodbye, Vicious Circle.
Shannon Wright en concert le, 21 mars – Festival « Fragile » au Théâtre Zingaro (Paris).
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