Superbactéries : la science affûte ses armes face à la prochaine crise sanitaire mondiale
La menace plane depuis des années, mais elle se précise avec une acuité effrayante : les bactéries résistent de mieux en mieux aux antibiotiques. Longtemps reléguée au second plan face à d’autres urgences sanitaires, cette inquiétude s’impose désormais comme une véritable « crise sanitaire mondiale » qui, si rien n’est fait, pourrait plonger la médecine moderne dans l’ère pré-antibiotiques. Mais face à cet ennemi invisible et résilient, la recherche s’organise et explore des voies d’une ingéniosité prometteuse.
Comme le rappelle une étude publiée en début de semaine dans Nature Communications, l’antibiorésistance génère des « impasses thérapeutiques alarmantes ». Des infections autrefois bénignes peuvent devenir mortelles, faute d’un traitement efficace pour éliminer la bactérie coupable. Depuis trois décennies, on estime que ce fléau a déjà coûté la vie à plus d’un million de personnes sur la planète.
Les projections les plus sombres, dont une modélisation parue dans The Lancet, prévoient des dizaines de millions de morts supplémentaires au cours des 25 prochaines années. Un scénario catastrophe qui souligne l’urgence d’agir. L’usage excessif et souvent inapproprié des antibiotiques, tant en santé humaine qu’animale, a accéléré l’évolution de ces bactéries, les rendant toujours plus robustes. Si les campagnes de sensibilisation (« Les antibiotiques, c’est pas automatique » en France) ont eu leur utilité, elles ne suffisent plus. Il faut des solutions thérapeutiques nouvelles.
La science à la rescousse : de nouvelles approches ciblées
C’est ici que la recherche entre en scène, explorant des pistes radicalement différentes des antibiotiques classiques. L’une d’elles, mise en lumière par l’étude coordonnée par l’Inrae français dans Nature Communications, s’attaque à une protéine clé pour les bactéries pathogènes : la protéine Mfd. Présente chez toutes les bactéries, Mfd semble jouer un double rôle pernicieux : aider la bactérie à résister au système immunitaire de son hôte et favoriser les mutations qui la rendent résistante aux traitements.
L’astuce des chercheurs ? Identifier une molécule capable de bloquer spécifiquement cette protéine Mfd. L’idée n’est pas de tuer la bactérie directement, mais de la désarmer face à nos propres défenses immunitaires. L’avantage majeur de cette approche est sa sélectivité : en ciblant Mfd, qui n’est pas essentielle à la survie de la bactérie mais plutôt à sa virulence et sa capacité d’adaptation, on espère épargner les « bonnes » bactéries qui constituent notre précieux microbiote. Les premiers tests sur animaux (insectes et souris) sont encourageants, montrant une réduction des bactéries pathogènes et de leur capacité à muter.
Cette piste s’ajoute à d’autres travaux novateurs. Une autre étude marquante, publiée au printemps 2024 dans Nature, a été menée par l’équipe du biochimiste américain Paul Hergenrother. Leur cible : les bactéries dites « à Gram négatif », particulièrement redoutables par leur capacité à développer des résistances. Ils ont identifié une molécule perturbant un mécanisme unique à ces bactéries. Là encore, les tests sur souris ont démontré une capacité à éliminer les souches résistantes sans altérer l’équilibre du microbiote intestinal. Deux approches distinctes par leur mécanisme, mais convergentes dans leur objectif : déjouer les résistances bactériennes en limitant les dommages collatéraux.
L’IA au service de la phagothérapie : vers des traitements sur mesure ?
Au-delà des molécules, une autre voie ancienne mais réactualisée suscite un immense espoir : la phagothérapie. Cette approche utilise des bactériophages, ces virus naturels qui ont la particularité de n’infecter et de tuer que les bactéries spécifiques qu’ils ciblent, laissant indemnes les cellules humaines. Une arme potentiellement chirurgicale contre les infections. Cependant, sa mise en œuvre est complexe : il existe une diversité phénoménale de bactériophages, chacun n’étant efficace que contre certaines souches bactériennes. Identifier le bon virus, ou le bon cocktail de virus, pour une infection donnée relève souvent du casse-tête.
C’est là que l’intelligence artificielle (IA) pourrait changer la donne. Une étude de l’Inserm, parue fin 2024 dans Nature Microbiology, a exploré cette piste. En soumettant une vaste base de données de bactériophages à un algorithme d’IA, les chercheurs ont pu générer des propositions de mélanges de phages « sur mesure » pour lutter contre différentes souches résistantes de la famille E.coli. Les tests en laboratoire ont été spectaculaires, avec une capacité à tuer les bactéries dans 90 % des cas.
Ces résultats « ouvrent la voie à des phagothérapies personnalisées », souligne l’Inserm. En combinant la puissance de l’IA pour analyser d’immenses quantités de données et la spécificité d’action des bactériophages, on pourrait imaginer des traitements rapidement adaptés à la souche bactérienne identifiée chez chaque patient.
Du laboratoire au chevet des patients : un long chemin reste à parcourir
Si ces avancées sont porteuses d’un optimisme prudent, il est crucial de garder les pieds sur terre. Les résultats obtenus sur des animaux ou in vitro sont une première étape indispensable, mais la traduction en traitements efficaces et sûrs pour l’humain prend du temps. Des années d’essais cliniques rigoureux seront nécessaires pour confirmer la sécurité et l’efficacité de ces nouvelles approches à grande échelle.
La course est engagée contre un adversaire qui évolue sans cesse. La menace des superbactéries n’est pas une perspective lointaine, c’est une réalité qui pèse sur nos systèmes de santé et nos économies dès aujourd’hui. Investir massivement dans la recherche fondamentale, soutenir les essais cliniques, et continuer à promouvoir un usage responsable des antibiotiques existants sont autant de facettes d’une stratégie globale indispensable. Les nouvelles armes que la science est en train de forger nous donnent de l’espoir, mais la bataille pour les déployer à temps et à grande échelle ne fait que commencer.
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