“Sur TikTok, elles disent qu’il ne faut pas manger pour être belle” : quand les réseaux sociaux bouffent la santé mentale

Marianne - News

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“Sur TikTok, elles disent qu’il ne faut pas manger pour être belle” : quand les réseaux sociaux bouffent la santé mentale




















Le culte de la maigreur était déjà en vogue dans les années 2000.
dpa Picture-Alliance via AFP

Sois maigre et tais-toi

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Sous le hashtag « skinnytok », fleurissent sur TikTok des contenus faisant l’éloge de la maigreur. Pour « Marianne », des jeunes témoignent de l’impact des réseaux sociaux – et plus globalement, des injonctions à se conformer à un certain idéal féminin – sur leur santé physique et mentale, avec le risque de développer des troubles du comportement alimentaires (anorexie mentale, boulimie…).

Des clavicules apparentes, de longues jambes comparables à des brindilles, des cotes saillantes surplombant un ventre aussi plat qu’une table basse… Les vidéos circulant actuellement sur TikTok ne laissent que peu de doutes sur le physique « idéal » à adopter d’ici l’été 2025. Et, pour atteindre cet objectif, la consigne a le mérite d’être radicale : cesser de manger. « Quand tu as envie de grignoter, souviens-toi de la phrase de Kate Moss : “Rien n’a aussi bon goût que la sensation d’être mince” », somme ainsi une utilisatrice de la plateforme chinoise, dans l’une de ses vidéos. « Le meilleur exercice, c’est de fermer sa bouche », intime une autre.

Sur TikTok, les injonctions de ce genre sont pléthores et se multiplient sous le #skinnytok. En résulte la promotion d’un corps mince – voire maigre –, peu importent les risques tant physiques que psychologiques qu’elle implique. « C’est à cause des réseaux sociaux et de la télé-réalité que j’ai commencé à me priver de manger, et à enchaîner des crises d’anorexie mentale et de boulimie », témoigne Louane, âgée de 20 ans. Deux formes de troubles du comportement alimentaires (TCA) très souvent associés à des problématiques d’ordre psychologique.

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L’anorexie mentale entraîne, selon la définition de l’Inserm, une privation alimentaire stricte et volontaire pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. La boulimie, elle, se caractérise par l’absorption d’une grande quantité de nourriture dans un temps restreint suivie de comportements compensatoires, tels que des vomissements volontaires, l’emploi abusif de laxatifs ou le jeûne.

Ces TCA ont pour point commun de se développer le plus souvent à l’adolescence, et Louane n’a pas fait exception à cette règle. Dès le collège, « je me suis sentie grosse », se souvient ainsi l’étudiante infirmière. Résultat : « Je me griffais pour faire partir mon gras, je ne mangeais pas pendant 48 heures et je pouvais perdre 10 kilos en un mois. »

Aujourd’hui, la jeune femme estime « aller mieux ». Son poids s’est stabilisé, mais elle n’échappe pas pour autant aux injonctions insidieuses de la tendance Skinny tok. « Je me compare en permanence et dès que je grignote, je culpabilise parce que sur TikTok, les filles disent qu’il ne faut pas manger pour être belle », souffle Louane, qui se cantonne à deux repas par jour, en privilégiant des « aliments peu caloriques ». Car, si les années ont passé, elle ne s’estime toujours pas satisfaite de son propre reflet dans le miroir et le rapport à son corps demeure un combat quotidien.

Des guides pour devenir anorexique ?

Selon l’Inserm, l’anorexie mentale se déclenche le plus souvent entre 14 et 17 ans, avec un pic de prévalence maximale à 16 ans. La boulimie concerne quant à elle 1,5 % des 11-20 ans, avec une fréquence particulièrement élevée entre 19 et 20 ans. « Les TCA se déclenchent le plus souvent dans des périodes de stress intense. Or, il n’y a rien de plus préoccupant que l’adolescence pour un individu, constate Alexis Alliel, diététicien nutritionniste. À cette période, le cortex préfrontal [impliqué dans diverses fonctions cognitives, notamment le contrôle des impulsions et la régulation émotionnelle, N.D.L.R.] n’a pas terminé son développement, ce qui rend les jeunes plus vulnérables. »

Une cible de choix, donc, pour les réseaux sociaux et leur algorithme capable d’enfermer ces ados dans une véritable « bulle ». « Sur TikTok, les utilisateurs se comparent en continu, notamment les jeunes filles qui subissent une immense pression face à cette apologie de la maigreur », observe Dominique-Adèle Cassuto, endocrinologue-nutritionniste et auteure de Ma silhouette, mon amie, mon ennemie (Éditions de la Martinière, 2022). Et pour ces jeunes femmes en pleine puberté, le culte de la maigreur est d’autant plus dangereux qu’il met en avant une silhouette de femme qui ne correspond pas à celle qu’elles sont en train de devenir.

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« Concrètement, avec ce type de vidéos, on leur montre comment devenir anorexique et gâcher leur jeunesse », s’insurge Lexie, créatrice de contenus. La jeune femme de 29 ans sait de quoi elle parle. De ses 16 à ses 19 ans, à la suite d’un « problème familial », elle a souffert de TCA. « J’en avais marre, je voulais vivre ma vie », assure celle qui, aujourd’hui, subit les séquelles induites par ces trois années de restrictions alimentaires. « L’anorexie m’a détraqué le système digestif, si bien qu’aujourd’hui, je n’arrive plus à grossir. » Ce qui lui vaut très régulièrement des critiques sur son physique, lequel est jugé trop « maigre ».

De fait, Lexie s’est à présent engagée à faire de la prévention contre le Skinny Tok pour faire comprendre à son public que ce type de tendance est « dangereux » et susceptible de causer des troubles alimentaires. Mais outre la prévention et la mise en avant de bonnes pratiques, il demeure difficile de contrôler la profusion de ces contenus sur TikTok. Aujourd’hui, la plateforme chinoise ne fait l’objet d’aucune régulation interdisant les vidéos appelant à maigrir et susceptibles de provoquer des TCA.

« J’associe la minceur à la beauté »

Plus globalement, en France, le cadre législatif entourant la promotion de la minceur exacerbée demeure quasi inexistant. En avril 2015, les députés avaient adopté avait créé le délit de l’incitation à la maigreur excessive. Ledit délit, puni d’un an d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende, n’a toutefois pas fait long feu puisque l’Assemblée nationale l’a supprimé quelques mois plus tard, en novembre de la même année, à la suite des revendications des professionnels de santé qui le jugeaient « contreproductif ».

Depuis, c’est le statu quo, ou presque. Deux décrets rendant obligatoires « la mention “photographie retouchée” lorsque l’apparence corporelle des mannequins a été modifiée par un logiciel de traitement d’image » sur une photographie à usage commercial ainsi que la fourniture d’un certificat médical par les mannequins pour exercer leur activité ont été publiés en mai 2018.

Mais avec la montée des réseaux sociaux comme principaux moteurs des modes et des injonction à se conformer à un certain idéal féminin, ces décrets s’avèrent finalement peu efficaces. Ce sont les plateformes qui continuent à dicter les règles et qui décident également du moment où elles prennent fin. C’est ainsi qu’on est passé du fameux « body-positivisme » – prônant l’acceptation de son corps sous toutes ses formes – à la tendance de la « clean girl », alternant entre une séance de pilates et un thé matcha au lait d’amande, pour aboutir à la Skinny Tok.

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Un culte de la minceur que l’on croyait pourtant dépassé tant il fait écho aux années 2000, décennie durant laquelle les troubles du comportement alimentaire étaient glamourisés par l’industrie de la mode. C’est également à cette période qu’ont proliféré des sites internets et des forums faisant l’apologie de l’anorexie – également appelés « pro-ana ». « À cette époque, chez les filles, le rapport au corps était prégnant. Dans la cour de récré, la minceur était un vrai sujet : il ne fallait pas s’empiffrer et ne pas avoir trop de formes de femmes », se souvient Camille (dont le prénom a été modifié), qui a grandi dans les années 2000.

Elle l’avoue : sa « mauvaise relation avec la nourriture » remonte à l’école primaire. Alors âgée d’à peine 9 ou 10 ans, la juriste de désormais 33 ans s’est lancée dans des régimes en se privant de certains aliments, qu’elle jugeait trop « caloriques ». Puis au collège, « j’ai d’autant plus souffert que j’ai été formée assez tôt ». « J’avais l’impression que j’étais grosse alors que j’avais juste des seins et des hanches », déplore Camille.

Et près de vingt ans plus tard, le rapport qu’entretient la trentenaire avec son propre corps demeure « toujours compliqué ». « Les seuls moments où je m’aime, c’est quand je perds du poids alors que j’ai conscience que je n’ai jamais été en surpoids. Le problème, c’est que j’associe encore la minceur à la beauté », glisse la juriste.

« Une maladie de filles »

Aujourd’hui, et depuis ses 19 ans, elle souffre d’hyperphagie boulimique – un TCA qui se caractérise par des épisodes récurrents de crises de boulimie, mais sans le recours aux comportements compensatoires. « Je peux ingurgiter 1 500 à 2000 calories en l’espace de dix minutes », confesse Camille, qui avoue avoir du mal à « maîtriser » ses crises qui se déclenchent « une fois toutes les une ou deux semaines en moyenne ».

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, la trentenaire ayant multiplié les rendez-vous chez des professionnels de santé, du psychologue au psychiatre en passant par le diététicien. « Ils ne m’ont pas aidée parce que la médecine ne s’est jamais vraiment saisie du sujet, regrette la jeune femme. Résultat : j’ai conscience que j’ai un problème et je me sens seule avec. »

Et cette « double peine », Stevy la subit également. Depuis ses 15 ans, le Lyonnais de 40 ans souffre de ce que les médecins ont toujours considéré comme « une maladie de filles » – l’anorexie mentale ne touchant que 0,2 à 0,3 % des hommes, selon les chiffres publiés par Ameli. « Après le suicide de ma mère, j’ai fait une dépression. J’ai arrêté de manger et la maigreur est devenue une sorte de confort », raconte-t-il, s’auto-qualifiant de « petit obèse » lorsqu’il était ado.

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A l’hôpital, où il a séjourné après être passé sous la barre des 30 kilos, « on [le] prenait pour un trans parce que les garçons ne sont pas censés développer des TCA ». Après quoi, Stevy a entamé « une double vie ». Le jour, il ne mangeait rien. La nuit, il la passait à « manger, vomir, manger, vomir… et ce, jusqu’à [s’] endormir ». Il n’avait ni travail, ni amis, ni vie sociale. « Il a fallu dix ou quinze ans pour que j’aie d’autres contacts dans mon répertoire que des médecins », admet le quadragénaire.

Désormais, Stevy a signé un contrat doctoral avec l’Université de Lille et prépare une thèse. « L’amélioration s’est faite progressivement, avec l’âge, mais mon TCA fonctionne comme une addiction et a laissé des traces. Encore aujourd’hui, je ne supporte pas l’idée de mastiquer devant quelqu’un et, de fait, je ne vais jamais au restaurant avec mes amis. »

Le doctorant s’est également coupé de certains réseaux sociaux, fuyant cette « standardisation » et ce « monde où la maigreur est devenue la norme », dont il se sent définitivement exclu. « Ils donnent l’impression qu’on se lance dans une course en étant déjà à la dernière place », résume Stevy.


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