Écrivain nobélisable hautement lisible, le Roumain Mircea Cartarescu invente à chaque texte un espace à la lisière de notre monde, où les lois de la physique, de la biologie, de la narration ont été reparamétrées. Prenez l’imposant Théodoros, sorti en France à la fin de l’été dernier. En apparence, ce roman reprend l’histoire méconnue de Téwodros II, fils de militaire éthiopien qui, au XIXe siècle, parvint à devenir empereur de son pays et le resta treize ans avant de se suicider plutôt que d’être pris par les troupes anglaises.
En réalité, Cartarescu vide l’épisode de sa substance pour le farcir de ses inventions. En rebaptisant le futur empereur Tudor, en le réimplantant en Valachie, en le dotant d’une mère grecque, d’une passion pour Le Roman d’Alexandre et d’un passé de naufrageur. Et en commençant par la fin : nous voilà donc aux côtés de l’empereur d’Éthiopie reclus dans sa forteresse assiégée, prêt à se tuer avec les pistolets offerts par la reine Victoria.
Puis on se retrouve avec ladite reine, et son ministre écrivain Disraeli. De là, on remonte le temps jusqu’au Tudor originel, fils de domestiques buvant les légendes tombant des lèvres adultes - comme celle d’Arcos Pacha, qui envoya ses soldats affronter le Gel, vrai souverain de la Valachie, et voua trois armées à la congélation !
Entre-temps, vous vous serez habitué à cette narration gigogne où chaque rencontre donne lieu à une nouvelle histoire, où un personnage peut raconter la vie d’un deuxième personnage qui dira les hauts faits d’un troisième - les Mille et Une Nuits ne sont pas citées par hasard. Histoire des brigands haïdouks dont le chef était aussi le patron de la police. Vie d’un autre aventurier qui avait ses raisons pour se prendre pour l’empereur des États-Unis.
Légende (fondatrice pour le roman) de deux enfants décapités dont on inversa les têtes. Conte d’un pirate émule de Michel-Ange qui ornait les voiles de fresques religieuses… Bien sûr, ces prodiges se méritent, et il faut parfois s’accrocher - ou au contraire accepter de se laisser emporter par cette écriture baroque, semée de métaphores étincelantes, et qui ne cesse de changer de forme. Vous constaterez alors que l’imaginaire de Mircea Cartarescu n’a pas de fond, et vous n’en reviendrez pas d’avoir voyagé si loin !
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Alexis Brocas