Les récits de mémoire autour du Vietnam semblent rencontrer l’intérêt du public français. En témoigne le succès, en 2005, de la traduction du roman de Dương Thu Hương, Terre des oublis (Sabine Wespieser Éditeur), récit tourmenté de la vie d’une veuve remariée qui voit réapparaître son premier époux qu’elle croyait mort pendant la guerre, ou encore, de manière plus récente, celui du récit d’Éric Vuillard, Une sortie honorable (Actes Sud), en 2022, qui portait sur la retraite française d’Indochine et la défaite de Diên Biên Phu.
Avec B-52 ou celle qui aimait Tolstoï, Thuân offre en quelque sorte une synthèse autant qu’un pas de côté vis-à-vis de cette histoire littéraire. C’est que l’écrivaine – qui a eu à subir, comme Dương Thu Hương, la censure du régime vietnamien –, autant que le personnage de son roman, est résolument ancrée entre plusieurs espaces et temporalités.
Dans la nuit du 18 au 19 décembre 1972, 190 bombardiers stratégiques B-52 américains décollent. Leur cible : Hanoï et ses environs. Ainsi commence l’opération Linebacker II, dernière campagne de bombardement américaine de la guerre du Vietnam, qui s’étala du 18 au 29 décembre.
Si l’opération, désignée du côté américain comme les « bombardements de Noël », a tué 1 672 civils vietnamiens, elle vit aussi la perte de seize appareils américains et fut un échec, au point d’être surnommée, côté vietnamien, le « Diên Biên Phu aérien ». Parmi les rescapés des appareils abattus, qui seront emprisonnés par l’Armée populaire vietnamienne, figure Andreï Bolkonsky, américain d’origine russe et surtout homonyme du héros de Guerre et Paix.
L’héroïne du roman, une jeune médecin vietnamienne, est immédiatement saisie par ce nom, comme elle le sera bien plus tard, en France, alors qu’elle s’occupe d’une prisonnière d’origine russe, incarcérée pour avoir assassiné son mari, et dont la carrière de cantatrice lui valut le surnom d’« Anna Karénine ». Prise entre ces deux personnages tolstoïens, autant qu’entre ces deux temporalités, celle de la narration, aujourd’hui, en France, et celle de la guerre du Vietnam, le personnage erre entre ses souvenirs, ses lieux d’habitation, ses déceptions politiques et ses déconvenues amoureuses.
Il y a tout dans B-52 pour reconnaître dans la narratrice le double fictif de Thuân. Le parcours est similaire : une origine vietnamienne, des études en Russie, une vie à Paris, et ce d’autant que le personnage n’a pas de nom. Pourtant, le récit est bien affublé de l’épithète « roman », et ce dès la couverture. Le texte oscille ainsi entre différents degrés de réalité et de fiction qui se répondent, à l’image de ce personnage improbable d’Andreï, érigé en double raté, ou presque, de John McCain (avant de devenir l’homme politique républicain, il est pilote dans l’aéronaval, abattu au-dessus d’Hanoï en 1967 et fait prisonnier jusque 1973).
Souffrances
Se répondent également les souffrances. D’abord celle des pilotes américains prisonniers, dont Andreï Bolkonsky, quotidiennement torturé et sous-alimenté, sauf le jour où il s’agit de le montrer lors d’une interview accordée à L’Humanité pour « faire connaître au monde entier la générosité » du régime nord-vietnamien, comme le répète une phrase leitmotiv du récit. Souffrance aussi des civils, massacrés par les bombes américaines, ou encore des femmes incarcérées dans ce centre pénitentiaire de la banlieue parisienne.
C’est ici précisément que l’écriture de Thuân se fait la plus forte, elle qui sait investir pleinement sa narratrice comme point de captation des destins qu’elle croise. L’étrangeté qui teint parfois le récit procède de cette captation, qui oscille entre la distance froide et décalée de son héroïne et la capacité de l’écrivaine à susciter empathie et sensibilité envers ses personnages.
Il est au passage étonnant que la quatrième de couverture choisisse de mettre en avant « l’optimisme chatoyant » du roman, alors même que la narratrice fait preuve de beaucoup d’ironie envers ce même optimisme, érigé en diktat par le parti nord-vietnamien : « Je me suis habituée peu à peu, comme les autres, à vivre d’optimisme. D’eau, d’air et d’optimisme. L’optimisme était ici omniprésent : c’était le mot-clé des propagandes du Parti. »
Cependant, il ne faudrait pas non plus ne retenir du récit que la charge contre le régime vietnamien, celui de 1972 comme celui d’aujourd’hui. L’autrice sait en effet retranscrire l’ambiance qui pouvait être celle du bloc de l’Est en ces années-là, une ambiance teintée de foi révolutionnaire et d’internationalisme, où l’on pouvait graviter entre Hanoï, Léningrad et Berlin-Est. C’est que le récit de Thuân n’est pas un récit « à charge » ni un roman à thèse. Son souci est celui de la justesse, qui ne condamne ni n’encense.
C’est cette justesse, tant dans la dépiction de la guerre, des désillusions des régimes de l’Est comme de l’Ouest, que dans la psyché de l’autrice-narratrice, qui confère à B-52 toute sa force et sa capacité à toucher son lecteur. À l’instar de cette histoire sentimentale hautement improbable entre un prisonnier de guerre et son médecin, nouée par l’amour de Tolstoï, et sur laquelle la narratrice elle-même sait être lucide, Thuân constitue, le temps de la lecture, un espace littéraire en la force duquel elle sait avoir confiance sans jamais être naïve face au potentiel de destruction que charrie l’histoire.
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Thuân, B-52 ou celle qui aimait Tolstoï, Actes Sud, 160 pages, 18 euros