Francesca Mantovani pour Gallimard
Entretien
Propos recueillis par Matthieu Giroux
Publié le
Déjà auteur de « La chambre et le barillet » (L’Angle mort, 2023), de « Marquis Minuit » (Le Castor astral, 2021) et de « Nadirs » (Maelström, 2019), le poète Tom Buron fait paraître chez Gallimard « Les Cinquantièmes hurlants », poème épique qui nous transporte, à travers la voix inspirée du capitaine de l’Augusto, dans la zone maritime la plus dangereuse du monde où le ciel et la mer se confondent.
Marianne : Votre poème met en scène le délire mystique d’un capitaine de navire en quête d’absolu. Sommes-nous en présence d’un nouveau Achab, le héros de Moby Dick d’Herman Melville ?
Tom Buron : La quête de mon capitaine rappelle celle d’Achab qui poursuit sans relâche une baleine blanche qu’il a divinisée. Ici la baleine est une île. Dans Les Cinquantièmes hurlants, comme l’affirme le dicton des marins, il n’y a ni loi ni Dieu : « Tout est permis. » Et donc tout est danger.
Mon poème possède par conséquent une tonalité nietzschéenne liée à un désir de toute-puissance. Mais la quête du capitaine de l’Augusto, si elle a quelque chose d’épique, n’est pas clairement identifiée, c’est une quête de la grande énigme. J’alterne en permanence mémoire individuelle et mémoire collective. C’est un grand monologue polyphonique.
« Puisqu’il s’agit d’un espace incontrôlable, c’est un des rares espaces sur Terre qui permet encore l’aventure. »
Les récits d’aventure comptent-ils autant pour vous que les grands poètes ?
Je ne peux pas dissocier la poésie et l’aventure. Pour moi, elles vont ensemble. C’est une manière de vivre. Depuis l’enfance, ce qui m’intéresse chez les poètes, c’est leur capacité à se projeter dans l’aventure. Ça remonte à Lord Byron et à Arthur Rimbaud ou, plus près de nous, à Joseph Kessel, à Blaise Cendrars et à Arthur Cravan.
Un dicton célèbre affirme : « Sous 40 degrés il n’y a plus de loi, mais sous 50 degrés, il n’y a plus Dieu. » Que trouve-t-on au niveau des Cinquantièmes hurlants, tant redoutés par les marins ?
Je voulais utiliser la symbolique du danger en mer et rien n’est plus dangereux pour les marins que cette zone. Pour donner un repère terrien, c’est celle du Cap Horn et des îles Kerguelen, entre les 50e et 60e parallèles.
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D’après les récits des skippers, c’est à certains endroits une permanence de terreur. Au bout d’un moment, on ne distingue plus le ciel de la mer. Il n’y a plus qu’une seule matière et l’on est confronté à des vagues qui peuvent parfois faire cinq à sept fois la taille d’un homme.
De ce fait, puisqu’il s’agit d’un espace incontrôlable, c’est un des rares espaces sur Terre qui permet encore l’aventure : il n’est pas possible de dominer la vague et on connaît très mal ce qui se trouve dans les profondeurs…
« J’ai appris la chose marine comme ça, en affrontant quelques vents violents en Mer Égée et en tirant des bords en pleine nuit dans le Bosphore. »
Avez-vous une expérience de marin ?
Je sais faire ce qu’on me demande de faire sur un voilier, oui. J’ai appris par une traversée de la Méditerranée, mer très compliquée : on m’a proposé de partir alors que je n’avais aucune expérience de navigation, simplement parce que l’équipe avait besoin de quelqu’un qui connaissait l’Ukraine en guerre, ce qui était mon cas.
J’ai eu quelques heures pour accepter et une dizaine de jours plus tard, j’étais en mer en tant qu’équipier sur un voilier pour la première fois. Nous étions partis de Sète pour arriver à Constanța en Roumanie, transportant trois tonnes d’aide pour Odessa qui ont ensuite continué leur chemin par les voix terrestres.
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J’ai appris la chose marine comme ça, en affrontant quelques vents violents en Mer Égée et en tirant des bords en pleine nuit dans le Bosphore. C’est mon genre d’école.
Vous écrivez en vers libre. Est-il important pour vous de faire éclater les carcans des structures classiques ?
Il faut s’en nourrir pour créer autre chose. Je pense qu’on est allé trop loin dans la paresse et dans l’absence d’architecture en ce qui concerne le vers libre.
Mais mon combat consiste précisément à montrer la grandeur de cette forme, à montrer qu’il peut être le plus haut degré de sophistication poétique : quand on arrive à inventer une structure, à l’intégrer dans sa propre métrique, à respecter cela tout le long, c’est pour moi la plus haute forme de littérature.
« J’ai toujours eu la volonté de mêler lecture publique et musique. »
Comme Arthur Cravan, que vous admirez, vous pratiquez la boxe anglaise. Le noble art est-il quelque chose qui vous sert dans votre manière de concevoir la poésie ?
Comme Cravan, je ne pratique pas du tout la boxe à haut niveau. Je suis plus un shadow boxeur qu’un boxeur. Ceci dit, je vois un lien, une gémellité dionysiaque, entre le shadow boxing (le fait de combattre un adversaire imaginaire) et l’art poétique. Dans le shadow boxing, comme dans la production artistique, on doit répéter, se regarder à l’œuvre pour corriger ses erreurs techniques.
C’est une discipline, une ascèse. C’est l’enseignement du noble art, sur le plan symbolique : le seul combat qui mérite d’être mené est finalement un combat contre soi-même.
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Vos lectures publiques s’accompagnent souvent d’un musicien de free-jazz. Comment s’articulent musique et poésie selon vous ?
J’ai toujours eu la volonté de mêler lecture publique et musique. Mais il y a des contraintes de budget et de lieu. Auparavant, j’arrivais à un festival, on me signalait un musicien et il fallait totalement improviser sans préparation. Et j’ai aimé ça. Pour Les Cinquantièmes hurlants, avec le trompettiste Frédéric Aubin de La Maison Tellier, nous avons eu l’occasion de créer en résidence une forme musicale qui accompagne le texte. C’est un mélange de jazz et de blues, avec des chants de marins et du paso-doble. Cela donne un spectacle d’une heure qu’on a travaillé ensemble de A à Z. Et pour l’instant, nous avons des retours très positifs.
Les Cinquantièmes hurlants, de Tom Buron, Gallimard, 84 p., 17 €
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne